par Michel Rogalski
Il y a plus d’une année, en lançant leur guerre contre l’Irak, sans l’aval des Nations Unies, les États-Unis espéraient régler l’affaire rondement en quelques mois. Persuadés du succès rapide de l’opération, Bush et ses conseillers pensaient pouvoir aborder la campagne de l’élection présidentielle en se prévalant d’un formidable « succès de la démocratie ». Ils étaient loin de se douter du bourbier qui les attendait, de leur isolement international et encore moins du scandale des tortures et de son impact moral sur le monde. L’épisode irakien, conçu comme une annexe de la lutte contre le terrorisme, devait être digéré, mis au profit du candidat Bush et amener la campagne électorale pour un second mandat vers un triomphe. Forte du « tous ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi » l’équipe des néo-conservateurs menaçait d’isolement, voire de punition, tous les Alliés récalcitrants à cette nouvelle vision du monde.
Rien ne s’est passé comme prévu.
Il est plus facile de « déboulonner » un régime que d’imposer un gouvernement
En effet, à part la séquence strictement guerrière, tout a dérapé. Trois phases se succédèrent depuis que l’Irak fut désigné comme cible.
Une première période pendant laquelle les États-Unis ont publiquement brossé un tableau apocalyptique de la réalité irakienne :liens avec El Qaeda, accumulation d’armes de destruction de masse, menaces contre la paix mondiale, etc. L’ONU était alors sommée de reprendre ces accusations et d’accepter le vote par le Conseil de sécurité d’une résolution autorisant le principe d’une intervention militaire. Ce fut une longue bataille diplomatique confiée à Powell et que les États-Unis ne purent faire aboutir en leur faveur. Ils durent renoncer à présenter cette résolution de crainte de n’obtenir la majorité au Conseil. Ce premier échec marquera toute la suite du conflit.
Sans l’aval de l’ONU, donc sans légitimité, mais accompagnés de quelques fidèles alliés, ils s’engagèrent dans cette croisade contre un pays en réalité essoufflé, asphyxié et désorganisé par dix années d’embargo. Cette seconde phase, opposant des adversaires disposant de moyens dissymétriques tourna vite à l’avantage des troupes américano-britanniques et le régime de Saddam Hussein tomba en quelques semaines sans combats importants ou meurtriers.
Vint la phase politique dont l’ambition était énorme. Il s’agissait tout à la fois d’imposer au peuple irakien un gouvernement concocté à l’étranger et largement importé dans les valises des envahisseurs, de ramener le calme et la sécurité, de relancer la machine économique notamment pétrolière, de faire reconnaître par l’ONU la légitimité de la présence des troupes étrangères, de faire payer à la communauté internationale le coût de la reconstruction du pays en privilégiant les firmes américaines, d’« importer la démocratie » et de construire un partenariat Irak/États-Unis aussi solide et profitable que ce celui qui avait fonctionné durant des décennies avec l’Arabie saoudite. A partir d’un tel succès, il était ambitionné de « remodeler » le grand Moyen-Orient et de menacer de façon crédible quelques « États voyous » comme la Syrie ou l’Iran.
L’échec fut total.
Nullement impressionnés par la campagne médiatique ou les menaces américaine, les pays du front du refus restèrent sur leur position et parvinrent à empêcher que cette guerre prît un tour légal. Mieux, en gardant leur distance sur la gestion de l’après-guerre, en s’abstenant de voler au secours de la victoire et en tenant responsables les Américains, en tant que force d’occupation de fait, ils réalisèrent un sans faute qui pesa lourd dans le rapport des forces tout au long de cette période.
La situation se dégrada rapidement sur le terrain. Les forces occupantes furent vite dans l’incapacité d’imposer l’autorité du Conseil Intérimaire de Gouvernement qu’elles mirent en place sans consultation des sensibilités politiques de l’intérieur. Elles ne purent restaurer la sécurité, la reprise économique, un semblant de vie démocratique et se comportèrent en terrain conquis usant de la force, de la répression et de la torture. Elles ne purent empêcher les différentes forces résistantes, présentées comme résiduelles, de s’enhardir, de combiner leurs moyens et de porter des coups de plus en plus sévères aux forces américaines et à leurs collaborateurs devant l’approbation de plus en plus manifeste de la population. Les pertes se sont de plus en plus élevées et sont devenues insupportables pour l’opinion publique américaine en pleine période électorale et ont fait apparaître un état-major et un président sans perspectives car étant incapables d’expliquer à leur opinion intérieure ou internationale ni quand ni comment les troupes américaines reviendront au pays ni dans quelle situation ils laisseront l’Irak.
La course au pouvoir
L’échec le plus grave des Américains en intervenant fut d’avoir déplacé l’axe polarisant la vie politique irakienne. Au départ, cet axe leur était très favorable. Ils ont transformé un clivage pro ou anti Saddam Hussein leur permettant d’apparaître comme des « libérateurs », en un clivage pour ou contre l’occupation américaine qui réunit bien vite l’essentiel des forces politiques contre eux et leur fit perdre des soutiens internationaux et l’envie à l’ONU de voler à leur secours. Ils ont sous-estimé les forces hostiles en Irak, notamment nationalistes, susceptibles de se coaliser contre eux.
Cette situation permit bien vite aux éléments liés à l’ancien régime de se refaire une virginité sur le dos des troupes occupantes et, en prenant leur part dans les combats libérateurs, d’atteindre un statut, encore inespéré quelques moins plus tôt, de forces incontournables dans un futur Irak. Il s’avéra bien vite que le gage de l’accès au pouvoir de demain s’incarnait mieux dans une farouche opposition aux Américains que dans une franche coopération avec eux. La multiplication des actes de guérilla urbaine contre les forces de la coalition traduit l’ambition d’exister et de se voire reconnaître une place politique dans les futures et inévitables recompositions politiques. A l’ombre des combats il y a des négociations. Cette tendance à s’opposer pour exister a même gagné le Conseil intérimaire de gouvernement dont certains membres ont pris leur distance tandis que d’autres manifestèrent soudainement leur attachement à la « pleine souveraineté ». Bref, la plupart des forces politiques a compris qu’il y aura une après-occupation et qu’il faudra alors rendre des comptes.
Le gouvernement transitoire -pour six mois- chargé d’organiser des élections sera nécessairement tenté de s’affirmer à travers des velléités d’autonomie s’il veut gagner un minimum de popularité qui fît totalement défaut à l’équipe précédente. Les Américains se heurteront aux coups de la résistance qui ont peu de chance de faiblir et à la multiplication d’incidents avec le gouvernement qu’ils viennent d’inspirer. Leur objectif, à travers la « transmission de souveraineté » consiste à continuer à maintenir et à contrôler leurs troupes tout en leur donnant un masque multilatéral, c’est à dire onusion. Or l’ONU, c’est à dire de grands pays du Conseil de sécurité, y rechigne et peine à habiller juridiquement la phase en cours. Qui peut croire qu’en prétendant installer à Bagdad une ambassade forte de 3 à 5.000 hommes les États-Unis ambitionnent de rendre une pleine souveraineté à l’Irak rapidement ?
Un premier bilan
L’échec des États-Unis et de la coalition est patent. Se présentant comme libérateurs, ils ont été accueillis en conquérants. Les trois principaux motifs de guerre sont bien vite apparus comme fallacieux,. Qu’il s’agisse d’empêcher la prolifération d’armes de destruction de masse qui n’ont jamais été trouvées. Ou bien de leur prétention à exporter la démocratie par les armes. Ou encore de lutter contre El Qaeda. Il est aujourd’hui certain que plus les troupes américaines stationneront dans la région plus l’islamisme radical y proliférera. Le conflit israélo-palestinien ne s’en est bien sûr pas trouvé apaisé car la conduite américaine est apparue comme un encouragement à la politique de Sharon. La présence des troupes de la coalition n’a pu ramener l’ordre et la sécurité dans le pays, au point que la transmission du pouvoir à une nouvelle équipe capable de s’imposer même transitoirement butte sur de nombreux obstacles. La contradiction fondamentale réside dans le fait que l’ONU ne peut pas prendre en charge la sécurité et la reconstruction seule, c’est à dire sans les Américains, et … les Américains ne peuvent pas rester car ils exacerbent l’hostilité par leur seule présence. Le bourbier irakien s’est invité dans les élection présidentielle américaines et a déjà fait chuter la popularité de Bush au point de commencer à menacer sérieusement sa réélection.
Ceux qui ont suivi les Américains l’ont payé. Aznar a été désavoué sur cette question. Berlusconi est en grande difficulté avec son opinion publique. Blair a prétendu qu’en collant à l’Amérique on pouvait l’influencer. Il n’a pas réussi et risque d’en payer le prix. Déjà trente ambassadeurs ont exprimé publiquement que sa politique était sans perspectives. A Varsovie on s’interroge de plus en plus ouvertement sur la justesse des choix faits.
Il est surtout apparu comme utile que la France puisse parler d’une voix forte sans être engluée dans une gangue européenne dont l’expression, nécessairement fade, aurait été inaudible. Son autonomie de parole, comme celle de l’Allemagne, fut décisive dans la phase diplomatique du conflit. Cette posture a fortement pesé sur la suite des événements. Une parole forte de l’Europe n’aurait eu d’utilité que dans le cas d’une Europe unie sur la question irakienne ou plus généralement sur le rapport aux États-Unis. Or, c’est une question qui divise l’Europe et la divisera encore plus avec l’arrivée des dix nouveaux pays est-européens ouvertement favorables à une posture pro-atlantiste.
La campagne irakienne a également confirmé que l’islamisme radical ne se combattait pas à coup d’invasion de pays et d’occupation arrogante. En utilisant un intégrisme pour en éliminer un autre, on ne réussit qu’à l’exacerber. Rendre au plus vite aux Irakiens leur souveraineté entière, c’est d’abord leur faire justice. C’est ensuite désamorcer une fixation intégriste. Le souvenir de l’Afghanistan du temps des Soviétiques devrait hanter les Américains.