par Michel Rogalski
Du référendum aux présidentielles
En deux ans la France passe d’une campagne référendaire sur le projet de Traité constitutionnel européen rejeté massivement à une présidentielle dont les trois mieux qualifiés ont fait activement campagne pour le « oui ». Doit-on en déduire que la présidentielle aurait annulé le référendum en ramenant les partisans du « non » à environ 25 % du corps électoral ? Indiscutablement les récentes élections ont marqué la vie et les équilibres politiques et sont lourdes de recompositions auxquelles la prochaine législature donnera un visage. Faut-il en déduire que la portée du « non » français puis hollandais aurait déjà épuisé tous ses effets et serait à ranger au catalogue des belles campagnes nourrissant les souvenirs nostalgiques ?
Le croire serait erroné. Car s’il est d’usage de dire que les promesses n’engagent que ceux qui y croient, il n’en est pas moins vrai que lorsque tous les tenants du « oui » se mettent à décliner l’argumentaire de campagne des opposants au Traité constitutionnel, c’est que quelque part les lignes ont bougé. Contre toute attente, on a assisté à la banalisation d’un discours portant les thèmes considérés comme honteux et hors système avant 2005 et repris désormais par le politiquement correct des libéraux-européistes. Confusion idéologique ou explosion de barrières, l’avenir le dira. Ainsi on ne sait plus qui de Bayrou, Royal ou Sarkozy a le plus critiqué la politique de la Banque Centrale Européenne, a proposé de l’encadrer par un conseil de ministres de la zone euro, remettant in fine en cause son indépendance, a souhaité conserver en France les centres de décisions, a fustigé les délocalisations, a exalté l’idée de Nation, a accusé l’Europe d’avoir été le cheval de Troie de la mondialisation, a souhaité la mise en ?uvre de mesures protectionnistes, a évoqué un élargissement de l’Union trop rapide et la nécessité d’une pause. Tout ceci fut dit et redit, sous une forme ou une autre, par ces trois candidats qui pour s’accaparer environ trois-quarts des votes durent reprendre sur l’Europe maints thèmes qui hier encore eurent été considérés comme déraisonnables et inconvenants.
Cela signifie qu’aujourd’hui ces trois forces principales de la vie politique – PS, UDF, UMP – sont obligées, pour capter les voix des électeurs, de tenir un discours qui pour l’essentiel se trouve en opposition avec leur inclinaison naturelle. En intégrant le discours de leurs adversaires elles leur valent symboliquement reconnaissance. Il s’agit – sur l’Europe – d’une défaite idéologique, confirmée par le fait que tous ces candidats ont désormais fait le deuil du Traité constitutionnel européen et n’en imaginent que des formules « ligth » sans grande ambition et dont le terme même de « constitution » serait banni. Le « non » français, loin d’avoir turbulé le seul PS, a donc laissé des traces idéologiques importantes qui ont marqué les présidentielles. Et il s’agit maintenant pour ces trois forces politiques principales de revenir sur ces propos de campagnes et d’échapper à cette nouvelle situation en cherchant rapidement avec les autres pays européens une sortie de crise « digne ». L’urgence est à la mesure du mécontentement montant à l’égard de la façon dont la construction européenne est menée depuis des décennies, c’est à dire de son bilan rétrospectif. Car si certains ont pu dire que le « non » au référendum avait hypothéqué l’avenir voire même ajouté avec grandiloquence qu’il avait fait sortir la France de l’Histoire, ils se sont bien gardés de comprendre qu’il avait également signifié le refus d’un quitus à la mise en ?uvre des traités déjà empilés de l’Acte unique au Pacte de Stabilité en passant par celui de Maastricht. Et cela dans un contexte déjà connu qui est celui d’une chute profonde du « sentiment européen » dans l’opinion publique depuis 1991 ainsi que l’attestent tous les sondages organisés bi-annuellement par Bruxelles dans chaque pays membre. « Avancer masqué » comme disait Jacques Delors, c’est à dire faire l’Europe par la finance et la technocratie, dans des cercles restreints de décideurs, en la tenant éloignée loin des opinions publiques et de tout contrôle populaire ne pouvait conduire qu’à une telle évolution.
Mais sur l’Europe, qui au demeurant n’occupa qu’une place réduite dans la campagne présidentielle, ce ne sont pas seulement des affirmations jugées hier inconvenantes qui furent mises en débat. Une question nouvelle, quasi-séditieuse, apparut.
La bonne question : l’Europe fait-elle obstacle aux changements en France ?
Soulevée dans un débat porté par l’Humanité du 24 mars 2007, elle est évidemment de bon sens et appelle surtout dans l’affirmative que la question des questions soit posée : comment déverrouiller les formes de la construction européenne, dénouer les fils de la toile d’araignée tissés avec constance par les partisans du libéralisme, et ainsi regagner des marges de liberté indispensables à toute perspective de changement social en France, et au-delà dans tout pays-membre ? Bref, peut-on imposer des changements fondamentaux en France sans qu’ils s’accompagnent d’une révision importante de la construction européenne ? Car tout projet profondément transformateur n’est plus « euro-compatible » tant les normes européennes ont progressivement réduit les marges de man ?uvre des gouvernements. Créer un pôle public de l’énergie, préserver des services publics de qualité, préserver une part des marchés publics aux PME, sortir des orientations de l’OTAN, tout cela devient impossible et se heurtera bien vite au bouclier du droit communautaire.
L’enjeu central, pour les forces progressistes européennes, consiste pour l’un des quelconque États-membres à pouvoir mettre en place des réformes sociales profondes sans buter sur le … Mur de l’Europe qui a ainsi remplacé le Mur de l’argent des 100 familles. Le cadre européen apparaît de plus en plus comme une gangue engluante dont la fonction première consiste à empêcher tout écart avec la norme moyenne. C’est d’ailleurs bien la fonction de la plupart des alliances et des unions, qu’elles soient militaires ou économiques. Ainsi le balancier politique verra l’amplitude de son oscillation contenue. La construction européenne agit comme un « réducteur d’incertitude » en organisant une alternance molle du centre-droit au centre-gauche. Et le Traité constitutionnel rejeté devait encore accentuer ce travers car il se proposait en constitutionnalisant des pans entiers de politique économique de verrouiller toute possibilité de véritable alternative sociale. Car ce qui est « constitutionnel » c’est ce qui ne peut être remis en cause au gré des changements politiques et a pour fonction de limiter la portée de ceux-ci. Et il n’est pas étonnant que chaque fois que la question du changement social est posée dans un pays-membre resurgisse la question du « rapport » à l’Europe.
Il devient urgent de définir les contours d’une Europe susceptible de respecter et non pas de contrarier la diversité des choix politiques exprimés par les États-membres. Il s’agit de reconstruire sur d’autres fondements et une autre logique une Europe dont la neutralité constitutionnelle serait permissive d’expériences nationales se dégageant du carcan des alternances sociales-libérales subies depuis plusieurs décennies. Faute de quoi le rouleau compresseur du modèle politique anglo-saxon balaiera tout sur son passage et la construction européenne ne sera devenue qu’une géniale mécanique conçue par les bourgeoisies européennes appuyées sur une technostructure bruxelloise, pour, à l’image de la Sainte Alliance, se prémunir de tout risque d’avancée populaire dans un quelconque pays européen. Aucun programme politique de gauche ne sera crédible, car il ne pourra plus être appliqué. La bataille d’idées sur l’Europe est d’une importance décisive.