Nous vous proposons la série « La bataille du Front Populaire » en partenariat avec L’Humanité.
Épisode 13 par Guillaume Roubaud-Quashie, historien. Si la jeunesse étudiante est souvent dorée et penche à droite ou à l’extrême droite, les jeunes travailleurs des champs et des villes vont grossir les rangs des organisations du Front populaire et des jeunes communistes en particulier.
« “Vous qui avez le bonheur d’être jeune“, disent certains vieux aux jeunes… Eh bien, non ! Être jeune aujourd’hui, c’est avoir “le malheur d’être jeune”. C’est monstrueux, c’est contre-nature, évidemment. Mais c’est comme ça. » C’est avec ces mots en première page de l’Humanité du dimanche 10 février 1935 que Paul Vaillant-Couturier, rédacteur en chef du journal, lance l’enquête « Le malheur d’être jeune ».
On aurait tort de voir là pur misérabilisme. Avec la dépression des années 1930, la situation de nombreux jeunes bascule ; les perspectives d’avenir s’obscurcissent. C’est d’abord le mur du chômage : on ne compte certes qu’un demi-million de chômeurs secourus en 1935, mais en l’absence d’un système universel d’assurance-chômage, ce chiffre ne traduit pas la situation effective du marché de l’emploi.
Rappelons plutôt que ce sont près de 2 millions d’emplois qui disparaissent entre 1929 et 1935. Pour les 5 millions de garçons et de filles âgés de 15 à 24 ans (si on retient cet intervalle commode pour saisir une jeunesse entre sortie d’enfance et mariage), la décennie 1930 n’a pas toujours les attraits les plus vifs.
L’âge d’or des mouvements de jeunesse
Il y a pourtant jeunes et jeunes, en particulier dans cette France de l’entre-deux-guerres. La jeunesse populaire quitte tôt le système scolaire – la loi Ferry de 1882 fixe la fin de la scolarité obligatoire à 13 ans. Elle est confrontée à un rude monde du travail qui lui octroie peu de droits et lui accorde peu de considération. De loin la plus nombreuse, cette jeunesse active rassemble déjà plus de 60 % des 15-19 ans, selon le recensement de 1936. Près de la moitié des 2,2 millions de jeunes de cet âge sont ouvriers et près de 250 000 employés.
Bien minces paraissent les cohortes de cette jeunesse aisée qui fréquente lycées et établissements d’enseignement supérieur auxquels bien peu d’enfants de milieux populaires ont accès. On compte alors moins de 75 000 étudiants dans tout le pays. Ces derniers se montrent d’ailleurs plus enclins à se mobiliser à droite qu’à gauche. À Paris (qui concentre la moitié de l’ensemble des étudiants), Jeunesses patriotes et Camelots du roi donnent le la des mobilisations étudiantes, allant jusqu’à entraîner l’Unef dans des initiatives xénophobes retentissantes.
La masse des jeunes, cependant, reste à distance de toute implication directe dans l’action politique. Pour autant, ils sont nombreux à rejoindre les mouvements de jeunesse, qui connaissent alors un âge d’or. Les structures confessionnelles font le plein, à l’image de la JOC, de la JAC ou du scoutisme qui encadrent des dizaines de milliers de jeunes. C’est aussi l’émergence des Auberges de jeunesse qui offrent liberté et plein air à une jeunesse de plus en plus urbaine. Sur le plan politique, les organisations se multiplient au cours de la décennie, mais, à gauche, jusqu’en 1934, on compte en milliers d’adhérents, non en dizaines de milliers.
Tout change avec l’élan du Front populaire. Les rangs se garnissent vite chez les Jeunes socialistes (JS) : ils seraient 16 000 en 1935. Du côté des sensibilités radicales, les Jeunesses laïques et républicaines (JLR) revendiquent plus de 30 000 membres au même moment. Quant aux Jeunes communistes (JC), 4 000 en 1933, ils sont près de 30 000 deux ans plus tard et visent les 50 000 (objectif atteint et dépassé en 1936).
L’antifascisme, la dynamique de l’unité, les revendications de progrès soutiennent cette marche en avant. Ce sont les initiatives communes pour la défense des jeunes chômeurs, les conférences antifascistes, un « plan d’action positive » pour la jeunesse prolongé sous la forme d’un pacte détaillant une quarantaine de mesures pour les jeunes travailleurs, les jeunes chômeurs, les étudiants, les soldats…
Au-delà, l’évolution la plus frappante vient sans doute des JC. Entraînant jusqu’alors les militants les plus déterminés pour affronter des tâches périlleuses – les JC sont en première ligne des actions antimilitaristes –, l’organisation de jeunesse communiste opère un tournant à 180°. Il ne s’agit plus tant d’être l’avant-garde de l’avant-garde que de toucher et d’organiser d’une manière ou d’une autre le plus grand nombre de jeunes.
C’est l’heure du bal, du ping-pong, de la musique, des sports, des activités de plein air… Il s’agit d’atteindre les jeunes à partir de leurs préoccupations et de tâcher de dégager avec eux un chemin de politisation de progrès. Ce faisant, la JC devient une organisation de premier plan et contribue à dessiner un paysage politique nouveau.
Guillaume Roubaud-Quashie, «Le Front populaire face au « malheur d’être jeune »», L’Humanité, 2/07/2024