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Élections américaines du 4 novembre. Qu’est-ce qui va changer ? Beaucoup. Et peu !

par Mark Kesselman

Notes d’actualité.

Novembre 2014

 

I. Le Contexte

             1.- Le contexte institutionnel.

Le système présidentiel américain a été conçu explicitement pour limiter drastiquement l’action de l’État fédéral. Ce fut le prix à payer, en 1787, afin d’obtenir un appui suffisant pour substituer la nouvelle Constitution, négociée par la Constitutional Convention, aux Articles de la Confédération, un système très décentralisé et qui fonctionnait mal. Bien que le nouveau système présidentiel soit beaucoup plus centralisé que les Articles de la Confédération – qui exigeaient l’unanimité de tous les parlements des états fédéraux pour autoriser l’action de l’État au niveau national – il faut rappeler que pour autoriser des actions et des réformes de l’État, il faut obtenir l’accord des deux chambres du Congrès et celui du président. D’autre part, chacune de ces trois composantes – les deux chambres et le président – est totalement autonome et indépendante des autres. Ainsi, à l’opposé de la Constitution de la Ve République française, le président ne peut dissoudre ni la Chambre ni le Sénat pour provoquer de nouvelles élections. En outre c’est le dirigeant de la majorité dans chaque chambre qui décide de son ordre du jour. Le président n’a rien à y faire. Ainsi, par exemple, si le président de la Chambre des Représentants décide de ne pas autoriser un vote sur un projet de loi, celui-ci est écarté.

Même pour les textes les plus importants, comme le budget, si la Chambre des Représentants ou bien le Sénat ne vote pas le texte, celui-ci est caduc. Même chose par contre si le président oppose son veto sur un texte voté par les deux chambres (à moins que le Congrès contourne ce veto par un vote dans ce sens des deux tiers des membres de chaque chambre). Les obstacles à l’action peuvent être plus importants encore. Pour qu’un texte soit adopté au Sénat, il faut non pas une majorité absolue de 51 sur les 100 élus, mais de 60 sénateurs. (J’explique pourquoi plus loin.)

2.- Le contexte politique.

Avant les élections de mi-mandat de ce 4 novembre 2014, les Démocrates étaient majoritaires au Sénat, avec 55 sièges contre 45 aux Républicains. Ces derniers étaient majoritaires à la Chambre des Représentants par 233 contre 199 (avec trois sièges sans représentant pour des causes diverses). Les prévisions et sondages sont unanimes pour considérer que les Républicains vont renforcer leur majorité à la Chambre et qu’il est bien probable, mais moins certain, qu’ils prendront le contrôle du Sénat. Pourquoi cette vague Républicaine ?

Le point de départ, c’est que le parti du président perd généralement les élections de mi-mandat en raison de l’usure du pouvoir présidentiel. Ce fut le cas en 2010 après l’élection triomphale d’Obama en 2008 et la victoire d’une forte majorité des Démocrates dans les deux chambres du Congrès. En 2010, la balance a rapidement changé à la Chambre des Représentants – où la totalité des représentants sont à élire ou réélire tous les deux ans. Le Parti Républicain a gagné 63 sièges de plus à la Chambre – le gain le plus important depuis 1938 ! Avec 242 députés sur un total de 435 à la Chambre, la majorité Républicaine a été la plus forte depuis 1949. Au Sénat, la modification de l’équilibre entre les deux partis est toujours plus lente qu’à la Chambre car il n’y a qu’un tiers des sièges à élire ou réélire tous les deux ans. (Les sénateurs sont élus pour six ans.) Après les élections de 2008, et suite à une élection partielle, les Démocrates comptaient 59 sénateurs ; en 2010, les Républicains ont gagné six sièges supplémentaires. Ils ont donc disposé de 47 sénateurs face aux 53 Démocrates. En 2012, les Démocrates ont gagné deux sièges de plus. Il y avait donc 55 Démocrates et 45 Républicains. En 2014, le Parti Républicain doit donc gagner six sièges de plus pour arracher le contrôle du Sénat.

Revenons un moment en arrière. Le grand moment réformateur d’Obama se situe durant les deux années qui ont suivi son élection en 2008 et l’élection d’une forte majorité Démocrate aux deux chambres du Congrès. Deux réformes sont à mettre à son crédit : après des décennies d’échecs, le Congrès a adopté en 2010 un système d’assurance publique de santé ; il a voté en outre un plan de dépenses publiques de 700 milliards de dollars pour faire face à la grande crise économique et financière. Il n’a été possible de voter ces réformes que parce que le Parti Démocrate disposait d’une majorité aux deux chambres du Congrès et qu’un Démocrate avec une forte cote de popularité siégeait à la Maison Blanche. Or, le rapport de force a commencé à s’inverser dès après le vote de la réforme de santé. Les Républicains ont lancé une campagne féroce accusant la réforme de « conduire au socialisme » dans ce domaine. Cette campagne a été favorisée par le fait que le démarrage du plan avait été très mal préparé par l’administration et que sa mise en application fut désastreuse. D’autre part, bien que le plan fiscal ait joué un rôle important pour éviter l’aggravation de la crise financière et économique, la plupart des Américains n’ont pas vu d’amélioration de leur niveau de vie. En particulier, les salaires ont stagné.

Tout ceci explique pourquoi les élections de mi-mandat de 2010 ont conduit à un changement politique considérable. Le Parti Républicain, et son aile ultra réactionnaire liée au Tea Party, ont obtenu une majorité à la Chambre des Représentants. En conséquence on s’est trouvé devant une cohabitation. Dès ce moment-là, le système institutionnel s’est polarisé radicalement et s’est trouvé quasi entièrement bloqué. Le président a été mis sur la défensive et le Congrès a été parmi les moins productifs, du point de vue du vote des textes, de tous ses prédécesseurs depuis un siècle. Il n’y a jamais eu beaucoup de « hauts » depuis 2010, mais il y a eu beaucoup de « bas ». Un exemple significatif : en 2013, le Congrès n’ayant pas voté le budget et donc les fonctionnaires n’ayant pas eu l’autorisation de dépenser des crédits, le fonctionnement de l’État a été presque entièrement paralysé, sauf pour les services essentiels. Même au Sénat, où les Démocrates disposaient d’une majorité solide, ils n’ont pas réussi à voter des textes. La raison : le règlement sénatorial connu sous le nom de « filibuster » – une procédure qui autorise les sénateurs à prolonger à l’infini leur temps de parole à moins que 60 sénateurs ne votent la clôture du débat. En utilisant cette procédure, les Républicains ont empêché l’application de nombre des choix proposés par Obama. Il va sans dire qu’il n’y a eu aucune possibilité de voter des réformes dans les domaines importants, par exemple en matière d’immigration.

La réélection d’Obama en 2012 n’a pas changé grand chose du point de vue du blocage institutionnel. Les Démocrates ont gagné deux sièges au Sénat mais ils n’avaient pas obtenu le nombre magique de 60 sénateurs pour empêcher l’utilisation du « filibuster » par les Républicains. Les Démocrates ont toujours été minoritaires à la Chambre des Représentants. Malgré la victoire d’Obama, donc, le blocage politique persistait. Est-ce que les élections de mi-mandat de 2014 vont changer cette donne ? Qu’est-ce qui va changer ? Pourquoi ? Et avec quelles conséquences pour la politique ?

II. Prévisions. Que va-t-il arriver, pourquoi, et avec quelles conséquences ?

1.- Les sondages et les observateurs sont unanimes pour estimer que les élections vont donner aux Républicains une majorité renforcée à la Chambre des Représentants. Beaucoup plus important, il est probable – même si ce n’est pas certain – que l’équilibre va changer au Sénat où les Républicains pourraient obtenir la majorité des sièges. Dans ce cas, le Parti Républicain serait majoritaire dans les deux Chambres, ce qui serait un changement politique apparemment très important.

Pour prendre le contrôle du Sénat, les Républicains doivent prendre six sièges aux Démocrates, comme nous l’avons vu précédemment. Selon une des meilleurs sources, RealClearPolitics, à l’heure actuelle, à la veille des élections du 4 novembre, 45 Démocrates et 48 Républicains ont de grandes chances d’être élus ou réélus, et pour 7 sièges le résultat est difficile à prévoir. Ainsi, si le Parti Républicain gagne au moins 3 de ces 7 sièges, comme c’est bien probable, il sera majoritaire. Par exemple, le Parti Républicain devrait emporter des sièges dans l’Iowa, le Colorado, et la Caroline du Nord, trois États dont les sénateurs sortants sont Démocrates.

On peut relever que, dans le cas où le Parti Républicain ne gagnerait que cinq sièges de plus, il y aurait alors un nombre égal d’élus pour les deux partis au Sénat : 50-50. Dans ce cas, la Constitution précise que le vice-président – le Démocrate Joseph Biden, qui préside le Sénat– est autorisé à voter pour décider du sort. Par cette procédure « bidon » mais tout à fait conforme à la réglementation constitutionnelle, les Démocrates pourraient rester maîtres de l’ordre du jour au Sénat et pourraient garder les présidences des commissions sénatoriales.

2.- Pourquoi ce changement probable ?

a. En 2014, il y a toute raison de penser que la règle générale sera confirmée, à savoir que le parti qui contrôle la présidence perde aux élections de mi-mandat. Dans le cas présent, c’est d’autant plus assuré que la cote de popularité d’Obama est tombée au dessous de 40 % dans les sondages.

b. Le mécontentement envers Obama est lié à un profond mécontentement populaire à l’égard des institutions politiques en général. Ainsi les sondages précisent que plus des deux tiers des Américains estiment que le pays va dans un mauvais sens. Avec un tel niveau de déception, le parti minoritaire est assurément bénéficiaire.

c. Parmi les raisons multiples qui expliquent cette déception, il est vraisemblable que le facteur le plus important soit le fait que la reprise économique, en dépit d’une croissance sensible, une baisse du chômage, et une bourse flamboyante, n’a pas bénéficié à la masse de la population, y compris les classes moyennes. Les salaires n’ont pas bougé et on a estimé que les plus riches – 1 % de la population – ont capté 95 % de la croissance économique de la dernière décennie !

d. En ce qui concerne les élections sénatoriales, en raison de la « vague rose » des élections de 2008, il y a en 2014, sur les 36 sièges à élire, beaucoup plus de candidats Démocrates sortants (21) que de Républicains, ce qui les rend encore plus vulnérables.

e. Enfin, le fait que le Parti Républicain contrôle la majorité des parlements des États fédéraux lui a permis de renforcer son avantage par différents moyens. Par exemple avec les mesures qui réduisent le nombre des votants – en particulier, évidemment, des électeurs Démocrates (Ceci s’appelle “voter suppression”). Comment ? En réduisant la possibilité de voter avant le 4 novembre (“early voting”). En limitant cette période, on réduit le nombre des votants. Surtout l’exigence de posséder un permis de conduire pour témoigner de son identité et pour empêcher un vote truqué (“voter fraud”) – bien que toutes les recherches démontrent qu’il y a un nombre infime de cas de fraudes. Cette mesure favorise les Républicains parce qu’elle touche en particulier les gens aux moyens modestes et ceux qui habitent les grandes villes – deux catégories qui sont moins aptes à posséder un permis de conduire et qui – par hasard bien sûr ! – sont plutôt favorables au Parti Démocrate.

3.- Si les Républicains arrachent le contrôle du Sénat aux Démocrates, les deux chambres du Congrès passeront sous contrôle Républicain. Nous avons vu les facteurs qui expliquent ce changement hypothétique mais hautement probable. Maintenant posons-nous la question de son importance. Quels changements significatifs amènerait cette situation ?

Tout d’abord, le Congrès dans son ensemble (les deux chambres) serait sous contrôle Républicain. On pourrait penser (à tort) que les deux chambres pourraient alors voter les textes à leur guise. Or, c’est le contraire : bien que le résultat soit l’ouverture d’une période de cohabitation encore plus conflictuelle que celle des dernières années, je ne crois pas qu’elle puisse produire un tournant dans la politique et le système politique américain.

III. Quelles conséquences ?

1.- Il faut rappeler que le système politique institutionnel est déjà bloqué depuis des années. Il ne le sera pas beaucoup plus si le Parti Républicain contrôle les deux chambres du Congrès.

2.- Paradoxalement on peut même prétendre le contraire. Après tout, si les Républicains sont majoritaires dans les deux chambres, ne pourraient-ils pas s’accorder pour voter les textes, ce qui n’est pas le cas maintenant ? Rappelons-nous ce qui est arrivé souvent depuis le renversement provoqué par les élections de mi-mandat de 2010 : la Chambre des Représentants sous contrôle Républicain a voté des textes ultra, comme le rejet de la loi sur le système de santé (« Obamacare« ). Or, jusqu’ici, en raison de l’opposition du Sénat, ces actions ont été sans effet.

Pourquoi dans ces conditions une majorité sénatoriale républicaine ne produirait pas un véritable changement ? En raison du règlement intérieur du Sénat, en particulier, le « filibuster » qui exige que 60 sénateurs doivent voter pour qu’un texte soit approuvé. Dans le meilleur des cas, grâce aux élections de mi-mandat du 4 novembre, les Républicains n’obtiendront qu’une courte majorité avec 51 ou 52 élus au maximum. Donc, pas de grand changement par rapport au blocage actuel.

3.- Bien que ce soit peu probable, si les deux chambres votent un texte législatif ultra, il faut encore l’accord du président pour qu’il entre en vigueur. Obama y opposera certainement son veto et, puisqu’il n’y aura pas la majorité des deux tiers requise dans les deux chambres pour passer outre, ces textes ne seront pas appliqués.

4.- Cela ne veut pas dire que rien ne changera. D’une part, Obama va chercher à prendre des mesures qu’il peut décider et conduire seul, sans l’accord du Congrès (ce qu’il a déjà fait ces dernières années). Ensuite, il sera obligé de négocier avec les dirigeants Républicains, notamment sur le budget. Mais un facteur freinera la tendance des dirigeants Républicains dans les deux chambres à pousser trop fort sur un registre ultra ; ils sont bien conscients que si le parti paraît intransigeant, cela peut se retourner contre ses candidats aux élections pour la présidence et le Congrès en 2016.

Pour résumer : je prévois un changement politique important ce 4 novembre, avec le changement de rapport de force au Sénat. Mais avec des conséquences minimes !

Mark Kesselman est professeur émérite de Science politique à l’Université de Columbia (New-York).
Il est membre du Conseil scientifique de la Fondation Gabriel Péri.