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Par Alex Traub, New York Times, 10 mai 2019.
Traduction de Rania Ahmed

Pour lire l’article sur le site du New York Times, c’est ici.

 

Nous vous proposons de découvrir ce portrait de Frances Fox Piven, sociologue américaine, très influente dans les milieux militants aux Etats-Unis.

Pour certains, elle est devenue le gourou intellectuel des activistes progressistes. Mais tout le monde n’est pas prêt à briser les barrières avec elle.

 

Lors d’un après-midi une foule s’était rassemblée dans l’auditorium du People’s Forum, un nouvel espace événementiel à Midtown Manhattan. Il y avait une photo de Lénine accrochée au mur, une étagère de livres sur Che Guevara, un café et une portion de toasts à l’avocat. Les jeunes croyants et les vieux militants apprenaient l’histoire et la stratégie de Frances Fox Piven, professeure émérite de sciences politiques au Graduate Center of city de l’université de New York.

« Depuis les années 1970, tout a empiré », a déclaré Mme Piven, qui a maintenant 86 ans. Il y avait des raisons très clair à cela. « Les pauvres, a-t-elle déclaré, ont été « humiliés » et « se taisent ». Ceux qui maintenant sont au pouvoir sont « fous ».

« Mais ils sont aussi mauvais », a-t-elle poursuivi. « Et ils demeureront mauvais parce qu’ils sont cupides ». Une seule chose les arrêterait, a-t-elle dit. « Nous devons être bruyants, difficiles et ingouvernables. »

Mme Piven fait valoir cet argument depuis plus d’un demi-siècle. Alors que les anciens combattants démocrates, comme la présidente de la Chambre, Nancy Pelosi, cherchent à établir un consensus. Mme Piven fait l’éloge de son contraire : « le dissensus ».

Essayer de travailler au sein du système n’est pas approprié, affirme Mme Piven, car il est truqué par les élites contre les pauvres. Ce qu’il faut, c’est un climat de crise qui forcera le changement. Et cela, insiste-t-elle, ne peut être réalisé que par le « défi de masse » c’est à dire d’un mouvement de protestation disruptif.

Ces idéaux révolutionnaires ont longtemps rendu Mme Piven tristement célèbre pour certains, héroïque pour d’autres et inconnue pour le reste. Mais avec la montée d’une gauche jeune et radicale, ses admirateurs gagnent en influence, pour la première fois depuis que Mme Piven est entrée en politique dans les années 1960.

Mme Piven est vénérée par les activistes et les syndicalistes de l’organisation des Démocrates Socialistes d’Amérique (DSA), dont le nombre de membres a augmenté de près de 50 000 depuis 2015.

Selon David Duhalde, 34 ans, ancien directeur adjoint des Démocrates socialistes et aujourd’hui directeur politique de Our Revolution, un groupe aligné avec le sénateur Bernie Sanders du Vermont, « le leadership idéologique » est empreint des idées de Piven.

Micah Uetricht, 31 ans, rédacteur en chef du magazine socialiste Jacobin, s’est également consacré au travail de Mme Piven. Il a dit avoir lu au moins trois fois le livre vénéré de 1977 de Mme Piven intitulé Poor People’s Movements.

« C’est une personne dont le travail montre qu’il n’est pas nécessaire de s’aventurer dans la Terre de l’intellectualisme. » a déclaré Mr.Uetricht. « Les gens devraient faire la grève. Les gens devraient retirer leur force de travail ou causer le chaos dans la société. C’est de là que vient leur pouvoir. »

Frances Fox Piven, professeure et militante, en compagnie de Richard Cloward, son mari, décédé en 2001, dans leur salle à manger, entouré de leur travail en collaboration, dont le livre Why Americans Don’t Vote.

Le vecteur probablement le plus influent des idées de Mme Piven est l’incubateur de justice sociale Momentum, un programme de formation pour les progressistes qui a été créé en 2014.

Les participants comprennent des membres du Mouvement Sunrise, qui ont occupé le bureau de Mme Pelosi avec Alexandria Ocasio-Cortez suscitant une discussion sur le Nouveau Pacte vert « The new green deal » , c’est le genre de perturbation que préconise Mme Piven.

« Les tactiques que nous utilisons correspondent exactement à la question à laquelle Piven s’intéresse », a déclaré Lissy Romanow, 35 ans, directrice générale de Momentum. Une partie de l’appel de Mme Piven, a-t-elle déclaré, venait de son point de vue que les mouvements sociaux sont nécessaires pour les grandes victoires de la gauche – une perspective adaptée à une génération désillusionnée par les politiques libérales du « business as usual ».

Mme Piven participe activement à la diffusion de ses propres idées. En juillet, elle sera à la tête de la Conférence sur le socialisme de 2019, qui se tiendra à Chicago et est parrainée par le magazine Jacobin et les démocrates socialistes.

Avant la résurgence des démocrates socialistes d’Amérique en 2016, l’organisation mettait en place des retraites estivales pour les jeunes dans le nord de l’État de New York. Quelques dizaines d’étudiants d’université assistaient à des conférences et des discussions, prenant des pauses pour jouer à des jeux et faire des feux de camp. Mme Piven venait toujours. « C’était une célébrité qui se présentait à ces réunions embarrassantes », a déclaré M.Duhalde.

« J’ai vu Fran organiser des réunions, je l’ai vue à des manifestations, à Occupy, à des conférences et des séances de planification », a déclaré Sarah Jaffe journaliste et auteure de gauche. « C’est de toute évidence l’une des personnes les plus influentes à laquelle je puisse penser. »

Née au Canada en 1932, Mme Piven a grandi à Jackson Heights, dans le Queens. Ses parents émigrèrent tous les deux d’Uzlyany, un shtetl près de Minsk.

C’est un passé partagé par d’autres grands polémistes du 20e siècle. Le sociologue Nathan Glazer, l’historien Howard Zinn et l’écrivaine Vivian Gornick sont également nés entre 1920 et 1935 de parents juifs immigrés d’Europe de l’Est et ont grandi dans les arrondissements new-yorkais. Il en va de même pour le critique socialiste Irving Howe, dont le père, comme celui de Mme Piven, s’est battu pour tenir une épicerie.

Laïque au point de ne pas célébrer les anniversaires, nostalgique de la culture de la Russie et amèrement consciente de sa pauvreté, la famille de Mme Piven trouve un sens en s’intéressant à la politique. C’était particulièrement vrai pour son père.

« Il m’a parlé un peu du capitalisme, comment c’est une société de chiens-mangeurs de chiens, et me disait que vous ne pouviez pas croire à la presse capitaliste, car tout y était plein de mensonges », a déclaré Mme Piven. « J’ai dit : « Pourquoi lis-tu le journal, papa ? ». Parce qu’il l’a lu – il l’a vraiment lu. Et il a dit : « Je lis entre les lignes. » Étant moi-même un enfant qui a l’esprit littéraire, j’ai essayé de le faire. J’ai essayé ».

L’esprit de rébellion lui est venu tôt. À l’école primaire, elle a refusé de prononcer le serment d’allégeance, même après avoir été forcée de se tenir dans un coin, le visage contre le mur. « J’ai dit que je pouvais seulement prêter allégeance à la feuille d’érable, a rappelé Mme Piven. J’étais Canadienne. »

En 1962, elle a commencé à travailler à Mobilization for Youth, le programme de lutte contre la pauvreté de New York qui est devenu un modèle pour le programme de lutte contre la pauvreté du président Lyndon B. Johnson. Très tôt, elle a observé les émeutes contre les loyers chers et regardé des discours de personnalités comme Malcolm X. Elle a dit qu’une fois, alors qu’elle montait la garde devant un immeuble occupé par des étudiants à l’université Columbia, elle a été attaquée par la police.

Pendant le mouvement pou les droits sociaux de la fin des années 1960 et du début des années 1970, Mme Piven a pris d’assaut à plusieurs reprises les centres d’aide sociale avec d’autres militants pour réclamer des avantages – notamment le jour de son anniversaire, où elle a été arrêtée. « Savez-vous ce qu’il a dit ? », a demandé Mme Piven, se rappelant avoir parlé avec le policier. « Vous devez être une personne très gentille pour faire cela le jour de votre anniversaire. »

Toutes ces expériences ont montré à Mme Piven l’art et le pouvoir de la confrontation politique. « Les rues de New York, les rues du Lower East Side, les rues de Harlem – on pouvait presque sentir l’énergie crépiter », a-t-elle dit à propos de ses débuts en politique. Cette assurance était accompagnée de colère et d’une certaine violence.

À la suite de la crise des années 1960 et du début des années 1970, la carrière universitaire de Mme Piven a été florissante. Ses livres, en particulier « Poor People’s Movements », étaient au programme des classes universitaires. Elle a reçu des prix et occupé des postes prestigieux : présidente d’honneur des Démocrates socialistes d’Amérique ; vice-présidente de l’association américaine de science politique ; présidente de l’association américaine de sociologie.

En même temps, la politique ne répondait plus pleinement à son désir d’activisme ardent. Mme Piven a contribué à la réussite de la réforme de l’inscription sur les listes électorales, mais c’était une campagne qui reposait plus sur des tactiques que sur la « désobéissance de masse ». Au cours de conférences universitaires et d’au moins un débat télévisé dans les années 1990, Mme Piven est devenue une militante solitaire des droits à l’aide sociale, car une grande partie du pays s’est retourné contre le système de protection sociale.

Sa carrière publique s’est arrêtée, de façon perverse, suite aux attaques des commentateurs de droite pour dénigrer les libéraux modérés et son  radicalisme. La personnalité de la télévision Glenn Beck a maintes fois assimilé Mme Piven et son mari et collaborateur, Richard Cloward, qui est décédé en 2001, à une force secrète et obscure qui dictait le programme de l’ancien président Barack Obama. M. Beck a dit que le duo était « fondamentalement responsable de l’insoutenabilité et de l’effondrement possible de notre système économique ».

Ce style de condamnation continue. Un article récent sur le site d’informations politiques RealClearPolitics a affirmé que « toutes les innovations de politique sociale depuis les années 1960 ont été des étapes dans le plan Cloward-Piven pour ruiner l’Amérique ».

Sans vraiment penser qu’elle est une méchante sorcière de gauche, les libéraux s’opposent encore fermement à de nombreuses idées de Mme Piven. John McWhorter, un écrivain et linguiste, par exemple, a soutenu que le travail de Mme Piven et de M. Cloward sur les droits à l’aide sociale a amené les Afro-américains à dépendre de l’aide sociale.

La division entre Mme Piven et les autres partisans du Parti démocrate découle en partie du fait que, bien que la plupart aient changé d’avis au fil du temps, Mme Piven ne l’a pas fait.

Sean Wilentz, professeur d’histoire américaine à l’université de Princeton, a était un radical dans la lignée de Mme Piven. Jeune homme, il a assisté aux manifestations tumultueuses entourant la Convention nationale démocrate de 1968 et s’est senti poussé vers le militantisme. Puis, comme beaucoup d’autres membres de sa génération, il s’est désillusionné avec ce qu’il considérait comme un dogme destructeur et a constaté qu’il y avait plus de pouvoir dans la tradition américaine de réforme libérale.

Dans un entretien, M. Wilentz a dit qu’il contestait les implications morales et l’efficacité des tactiques de Mme Piven.

La promotion de la désobéissance de masse par Mme Piven repose sur l’idée qu’elle mérite d’être reconnue pour les plus grandes réalisations progressistes de l’histoire des États-Unis. Les abolitionnistes, affirme-t-elle, ont entraîné l’émancipation, tandis que les chômeurs et les travailleurs en grève ont imposé la loi la plus progressiste du New Deal.

Mr.Wilentz n’est pas de son avis.

« Ce n’est pas vrai que les mouvements sociaux sont tout et que les politiciens ne sont que ces chiffres », a-t-il dit.

Selon M. Wilentz, lorsque les perturbations sont devenues conflictuelles ou violentes, elles ont provoqué des réactions négatives. « L’héritage des manifestations les plus tumultueuses dont nous parlons est Donald Trump », a-t-il dit.

Les démocrates modérés craignent que ces actions ne condamnent la gauche en pleine ascension.

Mme Piven répond à ces critiques en faisant valoir que les réactions négatives sont une conséquence inévitable des campagnes politiques justes. La plupart des violences associées à des protestations, observe-t-elle, proviennent des autorités réprimant les manifestants.

« Les gens sont blessés », a-t-elle reconnue de façon factuelle. Après s’être questionnée, Mme Piven a finalement trouvé un mouvement qui pour elle est allé trop loin. « Je pense que la Révolution Français a été terrible » a-t-elle déclaré.

Aujourd’hui, Mme Piven vit dans un appartement spacieux et simplement meublé près de l’université Columbia, où elle a déménagé avec M. Cloward en 1983. Elle s’aventure encore à rencontrer des militants et à prononcer des discours publics le plus souvent possible, mais elle reconnaît qu’elle devient fragile. Mme Piven préfère souvent voir des amis et des étudiants dans son appartement, où elle aime porter un sweatshirt confortable des Green Bay Packers – l’équipe de football dont la propriété publique est considérée par certains comme quasi-socialiste.

Les jeunes semblent attirés par Mme Piven, et elle écrit parfois avec des collègues plus jeunes, déployant l’imagination de ce qu’elle appelait autrefois « le stratège de la dissensus ».

Dans une récente interview avec Jacobin, elle s’interroge sur la possibilité de perturber les chaînes d’approvisionnement en fermant les dépôts de camions le long de l’autoroute du New Jersey. Elle mentionne fréquemment son souhait d’un mouvement de masse pour revenir sur le remboursement de la dette. Les gens seraient peut-être incités à protester contre les conditions économiques injustes qui les obligent à s’endetter, selon elle, si les comités scolaires contestaient les prêts abusifs qu’ils ont reçus des banques.

« Vous ne pouvez pas être Frances et vous asseoir tranquillement dans un fauteuil », a déclaré Barbara Ehrenreich, auteure de gauche, qui est une vieille amie de Mme Piven. « Quand les gens marchent dans les rues, Frances doit être là avec eux. »

Tout comme Mme Piven soutient la protestation provocatrice qui pour elle correspond à la voie de la victoire de la gauche, elle prend aussi clairement plaisir et fierté dans l’acte de confrontation lui-même. Elle se souvient par exemple, de la campagne qu’elle a menée dans les années 1970 et 1980 pour destituer John Silber, le président controversé de son ancien employeur, l’université de Boston. Alors pourquoi le mouvement a échoué ?

« Travailler sur n’importe quel projet politique est extrêmement amusant », a-t-elle dit. « Il n’est pas nécessaire de gagner pour que ce soit vraiment très satisfaisant. Vous avez de bons amis. Vous faites la bonne chose. Vous testez votre courage. »