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Danielle Tartakowsky

 

« Le pèlerinage au Mur », ainsi nommé durant ses premières années d’existence, a d’abord mobilisé toutes les composantes politiques qui se disputaient l’héritage de la Commune, au prix, parfois, d’affrontements d’ampleur. En 1908, date à laquelle est, par ailleurs, inaugurée la plaque monumentale « aux morts de la Commune », la SFIO devient le maitre d’œuvre désormais reconnu du rassemblement dont elle assure désormais l’organisation.

Des dirigeants de la SFIO, dont Jean Jaurès, Édouard Vaillant et Pierre Renaudel, devant le mur des Fédérés, 1913. Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis (83FI/431 7)

Un héritage disputé 

Au sortir de la guerre, les composantes désormais divisées du mouvement ouvrier expriment toutes une distance critique vis-à-vis de la stratégie déployée par les communards en ce qu’elle contrevient à leurs stratégies par ailleurs divergentes, mais n’en persistent pas moins à mobiliser en permanence la faculté mobilisatrice de l’émotion suscitée par le martyr de ceux qui sont tombés.

L’Humanité, 26 mai 1919 (Gallica)

Le cortège de la fin mai survit dès lors à la guerre quand nombre de traditions d’avant-guerre s’effacent dans les années vingt. Cette spécificité tient d’abord à ce qu’il demeure, jusqu’en 1934, le seul cortège ouvrier toléré à Paris. Mais là n’est pas la raison principale. Le stimulant majeur tient au caractère disputé de l’héritage. Au sortir de la scission de 1920, aucun des héritiers présomptifs de la Commune ne saurait abandonner à l’autre l’héritage ou les modalités désormais convenues de la commémoration. Le Mur devient, en conséquence, dès 1921 et jusqu’en 1935, l’occasion de cortèges que l’on peut qualifier de « duels » organisés par les communistes d’une part et les socialistes de l’autre. Les anarchistes s’associent au premier jusqu’en 1924 puis rejoignent la SFIO à partir de 1928.

L’Humanité, 30 mai 1921 (Gallica)

Ce caractère duel et parfois triple de la démonstration contribue à en assurer l’ampleur et sa permanence. L’existence d’un cortège communiste interdit en effet aux socialistes de renoncer au leur et les condamne à perpétuer la tradition nonobstant un rapport de force qui leur est pourtant défavorable en région parisienne et malgré la distance qu’ils prennent alors plus généralement vis-à-vis de cette forme d’action qu’est la manifestation de rue, à Paris, du moins jusqu’au début des années 30. Tous évitent pourtant le conflit ouvert tel qu’advenu parfois dans les années 1890 : « Ailleurs la bataille peut et doit se poursuivre, commente Paul Faure, mais sur les tombes, non. Trêve d’une heure! Trêve d’un jour! Trêve de cimetière ».

L’Humanité, 29 mai 1922 (Gallica)


L’Humanité, 28 mai 1923 (Gallica)


L’Humanité, 26 mai 1924 (Gallica)


L’Humanité, 30 mai 1927 (Gallica)

Le cortège communiste dont la prééminence est durablement écrasante réunit bien au-delà des rangs des adhérents communistes (autour de 18000 manifestants dans les années 20 quand le nombre des adhérents des trois fédérations concernées est sensiblement inférieur). Il bénéficie de l’implication de la CGTU, présente une forte dimension familiale et se voit assigner une fonction de transmission d’un héritage, attestée par la présence affichée et toujours soulignée par la presse, de groupes d’enfants en tête du cortège (les pionniers de La Bellevilloise).

Le patronage de la Bellevilloise, 1934. Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis (83FI/87 132)

Jusqu’en 1934, ce cortège s’inscrit dans une logique de contre-culture. « Laissons le 14 juillet aux bourgeois, […] notre fête à nous, c’est, avec le 18 mars 1871, l’anniversaire de la Révolution d’Octobre 1917, l’anniversaire de l’évènement de la République soviétique qui, pour la première fois au monde, a donné une patrie aux travailleurs » écrit ainsi Paul Vaillant-Couturier en 1933 (L’Humanité, 14 juillet 1933, Gallica). Mais son insertion assumée dans les luttes du moment en décuple les effets. Dès avant-guerre, le rite funèbre s’était effacé au profit d’une politisation de la journée. Le parti communiste accentue très tôt cette tendance et, du même fait, le caractère de « manifestation-abri » du cortège. Ainsi, en 1924, appelle-t-il à venir au Père-Lachaise « pour la conquête de la rue, pour abattre le régime d’exploitation et de guerre, pour préparer la journée rouge, pour commémorer nos frères aînés, pour défendre la Commune ». Il advient même qu’il subordonne la journée et l’instrumentalise au profit d’autres journées données pour majeures, ainsi en 1929 où le 1er août, proclamé « journée de lutte contre la guerre » devient l’acmé souhaité de la mobilisation

L’humanité, 25 mai 1924 (Gallica)

Ces années durant, la SFIO proteste contre une telle instrumentalisation de la commémoration. Que le parti communiste lui propose en 1926 de réaliser pour l’occasion le « front unique » sur les mots d’ordre « contre les dettes interalliées, la politique fiscale, le fascisme, pour la paix immédiate au Maroc et en Syrie, pour une hausse des salaires et l’échelle mobile, pour l’unité syndicale, le respect du droit syndical » ; elle lui oppose le nécessaire « respect de la tradition » : « Votre manifestation élargit par ses mots d’ordre le cadre de la manifestation que le prolétariat de la région parisienne organise chaque année pour honorer les glorieuses victimes de la répression versaillaise. La commission exécutive ne peut vous suivre dans cette voie et désire conserver son caractère à la commémoration de la semaine sanglante. Ce pieux pèlerinage n’a pas d’autre but que d’honorer les morts ». Elle ne réunit pourtant, ces années durant, que quelques milliers de manifestants et rallie certains syndicats de la CGT, mais non la confédération. En 1930, elle s’inspire toutefois de l’attitude communiste sous l’impulsion de Zyromski et de Marceau Pivert et appelle à son tour à faire de la montée au Mur « une grandiose démonstration de masse contre un capitalisme arrogant et brutal ». La participation au cortège qu’elle organise croît aussitôt, attestant du pouvoir catalyseur de la conjoncture invoquée.

Le Populaire, 28 mai 1930 (Gallica).


Le Populaire, 2 juin 1930 (Gallica)

À la faveur de cette double mobilisation conflictuelle, le Mur demeure celle des commémorations et célébrations ouvrières qui mobilise le plus jusqu’en 1934 inclus. À l’heure où la mémoire vivante de la Commune disparaît avec la mort de Camélinat en 1932 et de Jean Allemane, trois ans plus tard, elle contribue à retranscrire et par là à transmettre un héritage.

La contribution au processus de construction du Front populaire

La conjoncture politique lui vaut de jouer exceptionnellement un rôle directement politique. En 1922, un rapport de police constatait que la capacité mobilisatrice du Mur était étroitement dépendante des événements politiques du moment. Cela vaut incontestablement en 1934 et 1935 où la manifestation participe de la construction de la riposte à l’extrême droite et contribue au processus de construction du Front populaire quand même les cortèges s’organisent encore en ordre dispersé ces deux années durant. Cela vaut plus encore en 1936. La journée qui pour la première fois est unitaire dès lors qu’organisée par le comité parisien de rassemblement populaire réunit plus de 500 000 participants, en présence de Léon Blum déjà désigné président du Conseil, et s’impose comme première manifestation de souveraineté du front populaire victorieux quand même les radicaux s’étaient opposés à la proposition communiste visant à confondre la commémoration de la Commune avec la fête de la victoire du Front populaire. La démonstration doit à son ampleur inédite de constituer un facteur d’impulsion des grèves qui s’étendent dès le lendemain. Elle témoigne des capacités mobilisatrices et agissantes de la mémoire de la Commune, mais marque aussi bien l’apogée de la tradition déployée sur ce mode.

Défilé commun du PCF et de la SFIO, 1935. Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis (83FI/2 36)


L’Humanité, 25 mai 1936 (Gallica)

 

Le Populaire, 25 mai 1936 (Gallica)

La manifestation commémorative résiste d’autant mieux que l’inhumation d’intellectuels antifascistes face au Mur permet de construire une mémoire relai mais cependant mobilise désormais moins que les cortèges populaires de 14 juillet.

Le cortège renait du moins en mai 1945, organisé de concert par la CGT, les socialistes, les communistes et ouvert par les déportés puis demeure unitaire l’année suivante.

 

Une perte d’ampleur sans disparition

La SFIO autonomise ensuite son cortège puis l’abandonne à partir de 1958 pour s’en tenir à un hommage du groupe parlementaire. Ses courants minoritaires (PSA-PSU) qui vont bientôt faire scission reprennent toutefois le flambeau. Le cortège communiste, pour lui, se perpétue, mais décline.

 

Montée au mur des Fédérés, 1964. Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis (83FI/4 25)

Il est significatif que le compte rendu de la manifestation cesse de faire la Une de l’Humanité à partir de 1965 ; au moment où, par ailleurs, émerge et s’impose une histoire scientifique de la Commune et peu avant que les événements de 1968 ne réactivent comme jamais la mémoire de la Commune, inscrite dans l’espace public à l’initiative d’acteurs inédits et, du même fait, soustraite à l’espace du cimetière. La commémoration traditionnelle qui n’a pas pu s’organiser en 1968 pour d’évidentes raisons, se réduit à peu les deux années suivantes, avant que le centenaire de la Commune n’autorise une mobilisation d’autant plus imposante que les communistes et l’extrême gauche se disputent avec efficacité alors la prééminence. Devenue le fait majeur d’associations culturelles et mémorielles, elle perd ensuite en ampleur. Sans toutefois disparaitre.

Fête de l’Humanité, 1968. Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis (98FI/680031 3).

La participation aux cortèges en graphiques:

Source : Danielle Tartakowsky, Nous irons chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise, XIXe-XXe siècle, Paris, Aubier, 1999.