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Hors quelques intégristes inconséquents, quel responsable politique aujourd’hui n’est pas amené d’une manière ou d’une autre à se poser cette question. Par conviction, par réalisme, par lucidité ou volonté politique ou, à son corps défendant, sous la pression des événements. Quant à ceux qui, comme nous, sont animés par l’ambition du changement de société, ils ne se seraient pas posé la question de la même manière, ni avec la même intensité il y a quelques années. C’est au nom de valeurs, de valeurs et de convictions, que se pose à gauche cette exigence. Elle tient aussi à l’analyse que l’on peut faire des conditions présentes. Nous avons soit l’intuition, soit la conviction fondée sur cette analyse que l’Europe est confrontée à des questions nouvelles, inédites pour beaucoup. Les peuples d’Europe, dans leur masse, n’ont -il pas eux-même ce sentiment plus ou moins étayé, que nous sommes arrivés à la fin d ’une période longue de la construction européenne. Nous voilà à un croisement entre une crise d’une certain modèle social et de brèches dans la légitimité des politiques de caractère néo-libéral mises en oeuvre depuis trois décennies, avec une accélération ces dix dernières années, depuis Maastricht, environ. Dans ce contexte l’approfondissement du débat critique sur le projet de traité constitutionnel jusqu’à son rejet en France et aux Pays-bas fait fonction de révélateur et de de déclencheur.

La question politique se trouve posée en des termes nouveaux, en Europe et sur l’Europe. Dans le cadre historique et institutionnel hérité des luttes démocratiques, l’intervention politique reste fondamentalement ancrée dans les réalités nationales. Cependant, à partir du moment où l’enjeu européen devient un enjeu pour les forces politiques, il devient un enjeu commun. Ceux qui prétendent substituer la dimension européenne à l’ancrage historique, culturel, de luttes populaires dans l’espace national se condamnent et condamnent ceux qu’ils entraînent à l’impuissance. Ces simplifications portent en outre en elles le risque d’une réaction de repli, nationaliste populiste.

Nous sommes donc confrontés à des questions nouvelles. Qu’y-a-t-il de nouveau dans la vie politique, dans le débat idéologique, qu’y a-t-il d’obsolète, qu’y a-t-il de particulier, d’irréductible à chaque pays, de commun en Europe. Que peut-on entendre par une politique de gauche en Europe, et pour l’Europe. Il y a bien une spécificité inédite à bien des égards de la question politique en Europe. Quand on parle de gauche, à quoi se réfère-t-on : par rapport à la droite ? aux droites ? par rapport à des valeurs héritées de luttes populaires et démocratiques ? Par rapport au capital, par rapport à quelles institutions ? Quelles références électorales ? Les conditions inédites dans lesquelles se trouve posée cette question nous oblige à une approche plus dialectique, intégrant les dimensions contradictoires de ce niveau d’intervention politique, pour contribuer à des dynamiques permettant d’influer sur le réel pour le transformer.

Le « non » français au référendum sur le traité constitutionnel en avril 2005 porte un paradoxe. En rejetant par 54% le texte proposé, le peuple français dans sa majorité n’a pas exprimé un rejet de la construction européenne. La plupart des études sérieuses le confirment. Par contre il exprime un évolution nouvelle dans l’opinion, structurée au autour d’un clivage politique. Environ 70% des électeurs de gauche (55% des électeurs socialistes, plus de 80% des électeurs communistes et de l’extrême gauche) ont voté non. En revanche massivement l’électorat de droite s’est prononcé pour le traité. Par rapport au vote sur le traité de Maastricht en 1992, il s’agit plus que d’une évolution. Pour une masse d’électeur de gauche, favorables à une construction politique en Europe, c’est une rupture. En 1992, l’essentiel du débat s’était structuré entre un soutien sur l’essentiel de l’Europe face à une critique très fondamentale du projet d’intégration notamment autour des enjeux de souveraineté et liés à la création de la monnaie unique. En simplifiant, le débat fut présenté, et largement vécu alors, comme un choix pour ou contre l’Europe. Le clivage droite/gauche fut écrasé par le poids mis dans la bataille pour le traité et la monnaie unique par le président de la République socialiste, François Mitterrand, et l’engagement d’une partie visible et significative de la droite contre le traité. En 2005, une phase nouvelle dans la perception de l’opinion est ouverte. Le non se cristallise sur le social. Une partie de l’électorat socialiste, décomplexé, refuse de se laisser enfermer dans le discours de 1992. Bien des éléments expliquent ces évolutions, et ces changements d’attitude politique : dans le court terme, une politique et une président de la République impopulaire, l’émotion face la directive Bolkestein dans les semaines qui précèdent. Ont pesé aussi plus profondément l’angoisse des délocalisations, un élargissement non maîtrisé. Ces raisons ne rendent pas obsolète l’analyse des évolutions politiques d’une partie importante de l’opinion en France, particulièrement dans les couches populaires, et influencées par les idées et forces de gauche. Voilà le paradoxe : l’intrusion du débat politique, du clivage droite/gauche dans le débat européen ouvre un fracture dans le consensus structurel sur lequel s’est bâti le projet européen depuis les années 50.

Le rejet du traité constitutionnel exprime le sentiment partagé que l’Europe n’est plus une partie des solutions mais une cause de problèmes. Cette évolution est d’autant plus perceptible et effective que les réformes de libéralisation ne sont pas acceptées. Elles suscitent des malaises, des angoisses, et des résistances. La question qui se trouve posée n’est pas conjoncturelle : c’est celle de la relégitimation populaire du projet européen. Elle est présente dans les discussions des conseils européens dans les cercles dirigeants, dans les discours de la chancelière allemande Angela Merkel. Elle taraude les milieux dirigeants.

Les tentatives de relégitimation dans la continuité des politiques menées des dernières décennies se heurtent à des obstacles idéologiques, à l’attachement à des garanties sociales. Surtout elles se heurtent aux réalités. Peut-on parler de l’Europe comme socle de progrès social, quand le chômage est devenu le problème numéro un, quand la précarisation est présentée comme une contrainte inévitable imposée par la concurrence. Le thème de l’Europe comme garantie de la paix validé au lendemain de la guerre par la réconciliation franco-allemande sous la houlette américaine est désormais traversé par les oppositions au sein même de l’Union sur la guerre en Irak, et sur la relation atlantique. Quant à la protection contre la mondialisation, elle est contredite par les faits, alors que discours dominant accumule les contradictions entre les appels à s’adapter et les mérites de la concurrence, et des assurances sans effets tangibles pour les populations. De ce point de vue, la crise européenne est une crise du compromis social hérité de la deuxième guerre mondiale. La pression idéologique pour légitimer les inégalités, la réduction du secteur public, au nom de la concurrence touche de plein fouet le compromis social démocrate et keynésien.

La crise sociale débouche sur des crises politiques. Elle s’approfondit en crise démocratique. La confrontation ouverte sur des choix politiques tend à faire émerger, de manière plus ou moins claire, plus ou moins explicite, des choix de société. En France l’affrontement se cristallise autour de la mise en cause ou la défense d’un certain « modèle social ». La notion elle-me mérite d’être discutée, car elle fige un ensemble de données sociales, politiques culturels qui n’ont cessé d’évoluer et d’être l’enjeu de tensions depuis les origines. Il n’en reste pas moins que le débat se retrouve partout en Europe, sous des formes spécifiques. Il suffit d’évoquer les luttes sur les retraites, l’indemnisation du chômage, la tension entre « welfare » et « workfare », la promotion de la flexicurité, des modèles « danois » ou « suédois », pour percevoir combien les tensions, les confrontations, sont transversales.

C’est donc à ces défis que, comme gauche en Europe et européenne, nous avons à faire face. Pourtant la question de la traduction politique est ouverte, en terme de choix, de perspective, de rapports de forces, dans la société, dans les sociétés, dans les institutions jusqu’au pouvoir. C’est particulièrement sensible pour des forces qui à gauche projettent leur action présente sur le réel dans une perspective de transformation radicale. De ce point de vue, nous n’en avons pas fini de travailler à l’articulation dynamique entre propositions, mobilisation et expression majoritaire, y compris dans le suffrage universel. A partir des obstacles, des avancées et des échecs, se précise un débat sur la dynamique la complémentarité transformatrice entre critique radicale, responsabilité et alternatives. Comment parler de politique si ce n’est en prenant à bras le corps ces questions posées par la pratique et l’approfondissement du rapport aux réalités ?

Les confrontations de classe, et au sein de la gauche, mais surtout au sein même du peuple concerné, portent légitimement sur les voies de l’émancipation humaine, dans cette période, avec tous les bouleversements récents et présents. Quelle pertinence gardent ces fondements historiques du mouvement ouvrier, socialiste, communiste, aujourd’hui : la question de la propriété, du marché, du pouvoir du peuple ? Quel contenu prennent-ils dans nos pays et en Europe, en relation avec les mouvements de la réalité ?

Avec la faillite, de nature historique, des réponses étatiques, autoritaires et collectivistes, l’intervention politique des femmes et des hommes, comme citoyens, devient un n ?ud stratégique de la réflexion sur les conditions de la transformation sociale. Dire cela ne signifie pas pour moi une idéalisation des conditions des prises de pouvoir et de prises sur le et les pouvoirs, à tous le niveaux, jusqu’au niveau gouvernemental. Il ne s’agit pas seulement d’une question théorique essentielle sur les conditions de la transformation révolutionnaire démocratique, mais d’une question pratique.

Comment aborder de façon offensive, réaliste et ambitieuse l’enjeu que représentent un nouveau Traité européen, la transformation des politiques et des institutions européennes, d’un point de vue de gauche ? Comment faire du rejet du projet constitutionnel une opportunité pour une nouvelle avancée ? Il s’agit de rendre majoritaires des axes de confrontation et de tensions qui portent des solutions et une certaine vision d’une société solidaire, pour un nouveau pacte social. N’est-ce pas en affirmant un positionnement de gauche, en rupture avec le consensus qui fait du compromis final le prémisses d’un accord institutionnel ? N’est-ce pas en opposant à la pression réformatrice néo-libérale une perspective effective, fondée socialement, d’un « nouveau modèle social de développement démocratique et écologique ». Le chemin pour créer le rapport de forces est indiqué par les expériences sociales, et citoyennes, féministes, dans les mouvements contre la guerre d’Irak ou la directive Bolkenstein, à l’échelle européenne ou la mobilisation majoritaire et victorieuse contre le CPE en France. En opposant à l’institutionnalisation de la précarité et la mise en concurrence sur le « marché du travail » l’exigence croissante de sécurité, de l’individu dans la collectivité, on touche à une pierre angulaire des politiques libérales et de la modification du rapport de force en faveur du capital contre le travail. La mise en crise d’Airbus, ou l’enjeu énergétique mettent en évidence, chacun dans conditions très spécifiques, la contradiction entre les exigences des actionnaires et des marchés financiers, et les besoins d’investissement à long terme et de maîtrise publique et sociale. En matière de sécurité et de politique extérieure, l’autonomisation envers la tutelle américaine devient une question qui dépasse les cercles militants ou informés. Elle est alimentée par le chaos de la guerre d’Irak, ou les violations de droits de l’homme et de la souveraineté avec les vols de la CIA en Europe. Ce ne sont que des exemples, mais structurants.

Si on parle de politiser la question européenne, il s’agit de contribuer à politiser ces questions sensibles, d’en faire des enjeux politiques, non pas dans l’abstrait mais dans la perspective de ce moment politique commun que seront les élections européennes de 2009. Dans cette perspective, une période vient de commencer avec la présidence allemande. La présidence française du 2° semestre 2008 devrait être un moment charnière. Pourquoi insister sur cette échéance politique ? Parce que c’est une échéance commune. Et surtout parce que j’ai la conviction qu’il faut activer le clivage droite/gauche sur l’Europe, et à l’échelle européenne. Il s’agit de passer de la construction fonctionnelle fondée sur un consensus qui fait de la construction européenne une question en soi, hors du champ des choix politiques explicites, gérée par une « grande coalition » présentée comme le socle naturel du projet européen. Poser la question d’une Europe politique, c’est aussi faire de l’Europe un élément de la confrontation et des constructions sur ce que doit être aujourd’hui une politique de gauche.