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Ne pas jouer avec le feu nucléaire

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Le 19 janvier 2006, J. Chirac a prononcé devant les personnels de l’Ile longue, siège de la Force océanique stratégique (FOS), un discours destiné à réaffirmer la pertinence de la doctrine de dissuasion nucléaire et à en préciser les inflexions. Les interventions du Chef de l’État sur le sujet sont rares. Il était intervenu au début de son premier mandat, en 1995, pour annoncer la reprise des essais nucléaires suspendus par François Mitterrand, puis le 29 janvier 1996 pour annoncer leur arrêt, enfin le 8 juin 2001 devant les auditeurs de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN). Il ne s’était plus exprimé sur le sujet depuis cette date, soit un peu plus de quatre ans, ce qui est assez long.

La dissuasion, un sujet tabou

Reposant sur l’idée que la dissuasion nucléaire découragerait toute puissance de s’en prendre aux « intérêts vitaux » de la France – jamais clairement définis, l’incertitude étant un facteur de la dissuasion – sous peine de s’exposer à des représailles dont le coût serait largement supérieur aux avantages que l’agresseur pourrait espérer d’une attaque, la dissuasion fait l’objet en France d’un large consensus dans l’opinion publique et au sein des forces politiques, consensus d’autant plus grand que l’on évite d’aborder trop fréquemment le sujet.

La dissuasion est aussi par essence même le « domaine réservé » du Président de la République, un domaine qui échappe aux controverses des multiples prétendants à son fauteuil, à quelques mois des élections présidentielles. La rareté de ses interventions illustre toutefois la difficulté de l’exercice : il ne peut prendre la parole que pour avoir quelque chose de nouveau à dire, au risque de paraître infléchir une doctrine dont la force repose sur la pérennité et donc de déclencher critiques et polémiques.

La pertinence de la dissuasion

J. Chirac a tout d’abord réaffirmé la pertinence de la dissuasion, ce qui n’est pas une évidence en un temps où la « menace » traditionnelle de l’Union soviétique a disparu depuis 15 ans, où la nouvelle Russie est devenue un partenaire, voire un pays ami et où enfin l’OTAN se cherche un nouveau rôle. Malgré cela, la France maintient opérationnel un dispositif nucléaire naval et aéroporté dont certains jugent le coût excessif dans un contexte de vaches maigres budgétaires et de déficit : 3 milliards d’euros par an et 20 % des dépenses d’investissement du budget de la Défense pour des missiles qui ne serviront heureusement jamais. Cet arsenal est donc en quête d’une rationalité nouvelle. La composante aéroportée -les Mirage 2000 N équipés du missile ASMP et bientôt ASMP-A de plus longue portée- est pointée du doigt y compris dans la hiérarchie militaire, qui estime que les sous marins lanceurs d’engins (SNLE) sont suffisants aux missions de dissuasion et qui préférerait qu’on développe des armements conventionnels plus modernes et plus adaptés aux conflits « asymétriques » qui se développent dans le monde depuis le début des années 90. En se rendant également à la base aéronavale de Landivisiau, J.Chirac leur a signifié qu’il n’en était pas question. En affirmant que nous n’étions « à l’abri ni d’un retournement imprévu du système international ni d’une surprise stratégique », en faisant allusion aux menaces traditionnelles qui n’avaient pas disparu et aux nouvelles menaces pouvant émaner de « puissances régionales », J.Chirac s’en est tenu à une conception somme toute assez traditionnelle de la dissuasion, celle d’une assurance-vie ultime.

Des dérives inquiétantes

Cependant, le discours du Président de la République a été porteur de dangereuses ambiguïtés, qui méritent pour le moins de sa part des clarifications. En voulant définir une doctrine nucléaire plus « versatile », permettant d’envisager des scénarios plus divers que par le passé de façon à dissuader tous les États qui se doteraient d’armes de destruction massive -et non plus seulement d’armes nucléaires- J.Chirac a bel et bien franchi une étape importante dans l’évolution de la pensée stratégique française.

Tout d’abord, il envisage d’étendre la dissuasion nucléaire à « la garantie de nos approvisionnements stratégiques ». Lors de l’été 1987, en pleine guerre Irak-Iran, des tankers ont été attaqués dans le Golfe persique. Plusieurs ont été gravement endommagés par des mines. La situation aurait-elle alors justifié le déclenchement d’une guerre nucléaire ? Si la réponse est « oui », heureusement que J.Chirac n’était alors que Premier ministre et ne pouvait pas décider de l’emploi du feu nucléaire. De même, si un pays producteur décidait de diminuer sa production ou d’augmenter ses prix, mériterait-il d’être atomisé ? L’utilisation de la menace nucléaire est certainement le pire et le plus inefficace des moyens pour garantir des approvisionnements stratégiques.

En second lieu, J. Chirac a envisagé d’étendre la protection de la dissuasion à la défense de pays alliés. Il s’agit là de revenir purement et simplement à la doctrine de « dissuasion élargie » élaborée sans succès sous V. Giscard d’Estaing par le général Méry, alors chef d’état-major des armées. Elle n’enchanta pas à l’époque les Allemands, qui préféraient le « parapluie » américain. Les offres de J. Chirac ne les ont pas davantage satisfaits, puisque, même dans les milieux conservateurs, les réactions ont été fort mitigées. La dissuasion, par essence même, ne se partage pas.

En troisième lieu, J. Chirac a mentionné l’utilisation de frappes nucléaires contre les « centres de pouvoir » de l’ennemi. Il s’agit là de la dérive la plus importante, car l’on passe de la dissuasion, qui repose sur le postulat que les armes nucléaires n’auront pas à être utilisées, à une stratégie d’emploi dans le cadre de la bataille. Dans ce domaine, la nouvelle doctrine française se rapproche fortement de la doctrine américaine. Dans les années qui ont suivi l’opération « Tempête du désert », les stratèges américains sont parvenus à la conclusion que les attaques sur des cibles « durcies » et profondément enterrées telles que des bunkers de commandement ou des stocks d’armement se heurtaient à peu de chances de succès. D’où l’idée d’utiliser contre ces cibles des bombes dites bunker bluster, c’est-à-dire des armes nucléaires à tête pénétrante et à puissance explosive réduite.

Avec cette conception des choses, on ressuscite le vieux débat de l’ère de la guerre froide sur la possibilité d’utiliser « proprement » l’arme nucléaire de manière limitée. Mais avec ses 100 kilotonnes, la TN75 reste quand même 7 fois plus puissante que la bombe d’Hiroshima. La possibilité d’en limiter les effets à de simples bunkers et pas à la population reste donc un leurre.

Une américanisation de la doctrine française ?

En outre, l’attaque des bunkers de commandement ne fait sens que dans le cadre d’une attaque préventive. Elle serait sinon inopérante. On entre donc bel et bien dans une stratégie d’emploi, et non plus dans une stratégie de dissuasion. Dans un discours prononcé le 1er juin 2002 devant l’Académie militaire de West Point, le président Bush avait défini comme « États voyous » ceux qui tolèrent, abritent ou soutiennent des groupes terroristes, mais aussi ceux qui détiennent des armes de destruction massive, sont en train de s’en doter ou se préparent à en construire. Contre ces États de l’« Axe du Mal » (l’Irak, l’Iran, et la Corée du Nord, car il ne fallait pas seulement faire apparaître des États musulmans), il n’y a qu’un seul moyen d’empêcher que la menace se matérialise, c’est de déclencher contre ces ennemis potentiels des « actions préventives ».

Certes J. Chirac ne reprend pas à son compte la terminologie américaine des « États voyous ». Il ne parle même pas ouvertement d’« États terroristes » en se contentant d’user d’une périphrase : « Les dirigeants d’États qui auraient recours à des moyens terroristes contre nous, tout comme ceux qui envisageraient d’utiliser, d’une manière ou d’une autre, des armes de destruction massive, doivent comprendre qu’ils s’exposeraient à une réponse ferme et adaptée de notre part ».

Or, dans la réalité des faits, il est impossible de déterminer si un État se trouve vraiment impliqué dans une action terroriste. Les groupes actuellement actifs bénéficient de soutiens matériels et financiers provenant de sources variées : l’Arabie saoudite, le Pakistan, les Émirats, la Jordanie, l’Afghanistan, les Frères musulmans d’Égypte, l’Irak, etc. Qui peut croire qu’on atomiserait toute l’Asie occidentale en représailles à l’explosion d’une pizzeria à Paris ou à Rome ? Lorsque la menace est dépourvue de toute crédibilité, l’effet dissuasif s’évanouit.

Abaissement du seuil nucléaire, retour à des concepts d’emploi et de guerre nucléaire limitée, orientation vers une stratégie de guerre préventive fondée sur de simples soupçons (« ceux quienvisageraient »), sur tous ces points J.Chirac doit lever les équivoques s’il veut maintenir le consensus national sur la dissuasion. D’autant plus que dans le contexte actuel, marqué par un risque réel de prolifération nucléaire, menacer des États non nucléaires de les frapper avec des armes nucléaires est le meilleur moyen de les convaincre qu’ils ont vraiment besoin de s’en doter. En ce sens, on peut considérer le discours de l’Ile Longue comme un discours « proliférateur ».