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L’internationalisme au piège de l’Afghanistan

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À la veille de l’important Sommet de l’OTAN qui se tiendra en novembre prochain à Lisbonne, tout porte à croire que l’adoption du nouveau concept stratégique qui devrait voir le jour ne mobilisera pas la totalité des débats. Le neuvième anniversaire de l’engagement en Afghanistan d’une coalition de plus d’une quarantaine de pays, adoubée par les Nations unies à la suite des attentats du 11-septembre 2001, retiendra également l’attention.

Un conflit peu lisible et une mobilisation hésitante

Certes, la bataille sur le terrain est complexe, les finalités de l’action peu claires et les résultats décevants. Les pertes des pays coalisés dépassent déjà les deux mille morts. Et les États-majors savent que le front des opinions publiques va devoir mobiliser une attention croissante et pèsera sur l’issue du conflit. Une récente étude de l’Assemblé Européenne de sécurité et de défense signale qu’à l’exception de l’Espagne et de la Pologne les opinions publiques sont partout en Europe devenues favorables à un retrait des troupes engagées sur le terrain. L’absence de résultats, des coûts financiers croissants en période de crise languissante, une stratégie controversée, des rumeurs de négociations aussitôt démenties qu’annoncées, tout confirme la non-lisibilité de ce conflit et surtout l’impossibilité de l’expliquer de façon convaincante aux opinions publiques.

Paradoxalement, dans le même temps, il faut reconnaître qu’il n’existe pas de mobilisation internationale autour de ce conflit qui pourrait rappeler l’ampleur des grandes campagnes contre les guerres d’Algérie ou du Vietnam, ou plus récemment contre l’invasion de l’Irak, sans évoquer les solidarités aux causes emblématiques du peuple palestinien ou des luttes anti-apartheid de l’Afrique du Sud. En apparence, l’internationalisme trébucherait sur le cas afghan. Mais les conditions sont-elles bien réunies pour que la solidarité internationaliste puisse se mobiliser ?

Écartons les lapalissades, qui certes contiennent toujours une part de vérité mais n’ont de valeur qu’à l’aune de l’endroit où l’on placera le curseur explicatif. Certes le Mur de Berlin est tombé, les pays socialistes se sont effondrés et la Guerre froide est terminée. Mais, à la surprise de ceux qui proclamaient un peu vite la fin de l’histoire, des expériences politiques se réclamant de ces valeurs ont surgi de façon renouvelée dans l’Amérique latine des « virages à gauche ». Certes nous avons changé de millénaire et la planète s’est rétrécie, sous l’assaut de la mondialisation, en un « village-planétaire » – au demeurant plus médiatique que réel. Mais dans ce monde interdépendant, certains sont plus dépendants que d’autres. Les effets de domination persistent. La terre n’est pas devenue plate et il vaut toujours mieux être né au bon endroit qu’au mauvais. Les migrants le savent ! Même si le nomadisme planétaire n’est pas une réponse aux exigences du développement. Agitant le spectre malthusien, on nous dit aussi que les ressources seraient limitées et assimilables à un stock fixé une fois pour toute et condamné à l’épuisement, oubliant rapidement que le principal créateur de ces ressources a toujours été l’homme et que le pétrole serait peu de chose sans le moteur à explosion, et l’uranium rien sans la maîtrise de l’atome… Le défi est de savoir si le stock des ressources se développera aussi vite que les besoins de l’homme et si son exploitation restera compatible avec la survie d’écosystèmes viables permettant le maintien de l’activité humaine sur la planète.

L’internationalisme interpellé

Tous ces arguments, quelques parts de vérité qu’ils contiennent, ajoutés les uns aux autres veulent signifier que l’internationalisme serait mort ou qu’au mieux il ne pourrait survivre que métamorphosé et réduit à conjuguer pratiques humanitaires, défense de l’environnement et gestion collective de biens communs, l’ensemble organisé, selon les préconisations de la Trilatérale, autour d’une « gouvernance mondiale », bonne de préférence puisque le FMI nous a expliqué qu’il fallait condamner la mauvaise.

Faudrait-il ainsi enterrer ce qui a constitué tout au long du XXe siècle une longue chaîne de luttes solidaires et désintéressées parcourant plusieurs générations ? Les moteurs en sont connus : la visée commune (solidarité aux expériences socialistes), la remise en cause d’un ordre dominant, celui de l’impérialisme (solidarité aux peuples coloniaux), la perception d’un danger commun (solidarité antifasciste et anti-dictatoriale, à laquelle s’est ajoutée celle contre les intégrismes religieux). Le bilan est contrasté. Une longue chaîne parcourant plusieurs générations s’est ainsi constituée. Ces luttes solidaires furent d’emblée happées par la surdétermination politique et idéologique de la Guerre froide et de l’affrontement des blocs. L’assistance, le clientélisme ou l’ingérence ne furent pas toujours absents ; la frontière entre conseils, directives et mises en demeure fut souvent ténue. Si les forces progressistes occidentales payèrent un lourd tribut sur l’autel de l’alignement sur les orientations de la politique extérieure soviétique, en revanche l’aide du camp socialiste fut souvent décisive pour de nombreux peuples. Est-il nécessaire de rappeler également que le monde a basculé en 1945 et que l’immense mouvement de décolonisation des années 50 et 60 qui s’opéra à l’ombre des Blocs lui dût beaucoup.

Cette période possède ses lettres de noblesse. Il en va ainsi des luttes anticolonialistes qui n’allaient pas de soi pour le mouvement ouvrier (on a en mémoire l’option colonialiste des sociaux-démocrates). Si la dimension morale et humaniste était facile à mettre en avant, surtout dans les milieux intellectuels, les aspects matériels, dont le fameux intérêt commun propre à toute solidarité, étaient plus difficiles à mettre en évidence dans les milieux populaires. Les miettes de l’exploitation coloniale étaient dans les esprits.

Ce monde a vécu. L’antifascisme et l’anticolonialisme ont perdu, heureusement, beaucoup de leur raison d’être. D’autres formes toutefois apparaissent comme la lutte contre l’intégrisme.

Le miroir afghan

Aujourd’hui, le conflit afghan peine à rentrer dans ces grilles de lecture. Du temps de l’Afghanistan des Talibans la situation était limpide. Un régime religieux moyenâgeux et intégriste avait recouvert le pays d’une chape de plomb pour y imposer la charia. La solidarité internationale avec ses victimes était évidente. Actuellement la présence des troupes administrées par l’OTAN, non seulement n’est pas la solution, mais fait partie du problème et le retour des Talibans, derrière lesquels plane l’ombre d’El Quaïda, ne peut s’afficher comme un progrès, même si le régime de Kaboul présente les traits les plus détestables. L’intégrisme islamisme qui, après avoir décimé les progressistes du Moyen-Orient, s’oppose aux États-Unis, reste une force moyenâgeuse anti-occidentale et ne peut prétendre se voir décerner un quelconque label d’anti-impérialisme. Bien sûr, aucune alliance ou complicité n’est pensable, même au nom de l’ennemi commun que serait les États-Unis – ou Israël – avec ces diverses composantes. Bref, tout ce qui s’agite aux confins de l’Empire et semble s’y opposer n’est pas forcément teinté de progressisme. On retiendra que ce qui fait le ciment de la solidarité internationaliste, ce n’est pas l’existence d’un ennemi commun mais le partage de valeurs communes et la volonté de les faire avancer. Bref, penser l’internationalisme sous la bannière de « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » ne peut conduire qu’à de dangereuses méprises. L’expression « ni Bush, ni Ben Laden » devait être entendue comme une invitation à lutter contre l’un et l’autre et non pas à utiliser l’un contre l’autre.

On comprend bien que ce qui manque dans ce pays ce sont des forces politiques et sociales avec lesquelles un partage de valeurs puisse se construire et autour desquelles organiser la solidarité internationaliste.

Nous sommes entrés dans une période où l’intérêt commun se manifeste d’emblée entre les acteurs de luttes autour de la planète. Au Nord, la victime des politiques d’austérité remettant en cause les acquis constitués comprend spontanément le sens des luttes de ceux qui, au Sud, combattent les politiques d’ajustement imposées par le FMI sous couvert de crise. Il s’agit de luttes dont la convergence est d’emblée perçue et dont la disparité dans la situation des acteurs ne fait pas obstacle à leur mise en relation. Certes, en mettant en concurrence travailleurs et Nations, la mondialisation apparaît comme un facteur de grande insolidarité, mais dans le même temps en rétrécissant la planète elle aide à la conscience d’un rapprochement de luttes.

Aujourd’hui la tradition internationaliste du mouvement ouvrier telle qu’elle s’est développée au cours du siècle dernier reste une référence majeure pour de nombreux secteurs militants même si les conditions de son émergence ou ses pratiques relèvent d’un passé révolu. Elle s’est vue renforcé par des préoccupations et des sensibilités nouvelles qui témoignent des bouleversements du monde, notamment de l’émergence d’enjeux dont la problématique est d’emblée planétaire. Le nouvel internationalisme qui fraie son chemin à l’aube du XXIe siècle devra combiner des traditions acquises par le mouvement ouvrier et s’ouvrir à de nouvelles exigences humanistes et écologistes. Tel est l’enjeu de l’immense mouvement de recomposition en cours.