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L’Espagne entre partis traditionnels et mouvements régénérateurs

Entretien avec Armando Steinko, par Michel Vakaloulis
Décembre 2015.

Armando Steinko est professeur de sociologie à l’Université Complutense de Madrid.

— A l’approche des élections législatives du 20 décembre prochain, on observe dans les enquêtes d’opinion une réorientation des intentions de vote vers les conservateurs du Parti Populaire (PP) ainsi que vers le Parti de la Citoyenneté (Ciudadanos) qui progresse dans l’électorat du centre-droit alors que Podemos fait du yo-yo dans les sondages depuis un an. Qu’en est-il exactement ?

Armando Steinko — Il existe une mobilité des intentions de vote des électeurs espagnols mais pas forcément une volatilité des comportements électoraux. L’irruption de Podemos en janvier 2014 dans le sillage du mouvement des Indignés, puis l’émergence de son concurrent libéral Ciudadanos sont les deux phénomènes politiques majeurs en Espagne au cours des dernières années. Comment expliquer l’essor du phénomène Ciudadanos ? On peut avancer deux explications. La première est que les élites espagnoles ont tiré des leçons de l’expérience grecque en créant une alternative pour la régénérescence du pays dans le cadre du néolibéralisme. Concrètement, on a assisté au déploiement d’une activité médiatique, systématique et bien orchestrée, dont l’objectif consistait à contrer l’éclosion électorale de Podemos et à promouvoir le parti de Ciudadanos.
La deuxième explication renvoie à la dynamique nationaliste. En tant que parti politique, Ciudadanos est créé en 2005 à partir de la plateforme civique Citoyens de Catalogne qui regroupait des cadres et des intellectuels centristes ancrés dans le mouvement identitaire régional. Le grand axe autour duquel ce parti articule sa politique est la rénovation éthique du pays dans le respect de la Constitution de 1978 et l’équilibre des droits et des devoirs au sein de toutes les régions espagnoles. Il s’oppose ainsi clairement au nationalisme catalan et à l’éclatement de l’unité territoriale du pays. C’est à partir de ce positionnement anti-indépendantiste qu’il s’efforce de conquérir une respectabilité et une audience au niveau national.

— On peut concevoir que l’attitude « unioniste » sur la question de la Catalogne rejaillit sur la scène nationale comme une marque de responsabilité et renforce le parti de Ciudadanos. Pourtant, comment comprendre le rôle des médias dominants dans ce travail de sape de l’influence de Podemos ? S’agit-il d’une machination pour décrédibiliser ce parti trublion de la vie politique espagnole ?

Armando Steinko — Non, pas du tout. C’est simplement une opération pour canaliser la volonté de régénérescence du pays entre les forces politiques de la gauche, de la droite et du centre vers un terrain contrôlable et politiquement conforme aux grands principes de l’économie. Cette construction médiatique s’est révélée très efficace pour enrayer la montée de Podemos qui avait réussi à capter une partie de l’électorat du centre favorable au renouveau institutionnel, générationnel et culturel du système politique. Le fait que Ciudadanos regroupe des jeunes diplômés sans expérience de gestion politique dont le profil est comparable à celui des militants de Podemos facilite cette opération à la fois de transmutation et de récupération.
Il ne s’agit donc pas d’une conspiration mais d’un effort d’identifier les problèmes et d’apporter des solutions dans les limites du système. Podemos a hésité de spécifier son programme politique par crainte de se couper des couches les plus modérées de son électorat potentiel. Mais il n’a pas réussi à empêcher la percée d’une offre politique parallèle, massivement relayée par les médias dominants.

— Toutefois, la régénérescence de l’hégémonie du bloc conservateur ne se limite pas à la promotion du parti de Ciudadanos. Qu’en est-il de la capacité du Parti Populaire de reconduire le bloc au pouvoir en répondant aux exigences du renouveau politique ?

Armando Steinko — J’insiste ici aussi sur le problème du nationalisme. En fait, il y a un grand nombre d’électeurs en Catalogne, et plus généralement en Espagne, qui s’opposent à l’indépendance de cette région. Un élément déterminant du succès de Ciudadanos réside, précisément, dans sa capacité d’organiser une résistance contre l’indépendantisme. Il en est de même pour le Parti Populaire qui incarne la principale force conservatrice contre la dynamique nationaliste : en se posant comme garant de l’unité nationale, il bénéficie d’un soutien politique bien au-delà de l’électorat qui partage ses orientations néolibérales.
Un deuxième facteur est l’impact des attentats terroristes du 13 novembre à Paris. Pour la droite, il s’agit d’un événement extraordinaire parce qu’il consolide l’orientation conservatrice des sociétés occidentales. La thématique discursive de la lutte contre le terrorisme renforce les réflexes sécuritaires et les demandes d’ordre auxquels s’identifie principalement la culture de la droite espagnole. Le sentiment d’insécurité provoqué par les attentats fait spontanément appel aux politiques de l’ordre. Les populations tentent d’appuyer les forces du pouvoir et de la répression, voire sont largement prédisposés à accepter la réduction de leurs droits citoyens au nom des impératifs de la sécurité.

— Quel est l’impact de la situation économique actuelle sur la campagne électorale en Espagne ?

Armando Steinko — Au cours du troisième trimestre de 2015, le taux de croissance en Espagne est le plus fort de l’Union Européenne (au-dessus de 3 %). Par ailleurs, l’euro faible favorise les exportations du pays. Cette embellie ne préfigure pas forcément des résultats spectaculaires dans la durée. Mais elle permet au Parti Populaire d’accréditer l’idée que la situation économique s’améliore.

— Dans cette conjoncture, quel est le récit de la droite ?

Armando Steinko — Le discours de la droite souligne la responsabilité du Parti Socialiste (PSOE) pour la crise économique précédente tout en le mettant en garde contre la récupération de la reprise économique qui se pointe. Il insiste aussi sur l’importance des données quantifiées, des projections chiffrées, des résultats comptables au lieu de faire de la politique seulement avec la rhétorique de justice sociale et la proclamation des valeurs solidaires. C’est une argumentation factuelle qui vise à disqualifier le discours de la gauche qui apparaît moins précis, porté par le désir, le souhaitable, voire l’idéal. C’est l’affirmation du chiffre du réalisme économique contre l’éthique abstraite.

— Cela signifie que le discours de la droite est plus concret et plus appuyé sur la factualité par rapport au discours de la gauche qui apparaît plus idéologique ?

Armando Steinko — Oui, mais cette tradition n’est pas nouvelle, elle existait même à l’époque de la dictature de Franco. Bien entendu, le prix de cette croissance n’est pas pris en considération : corruption, destruction de l’environnement et du paysage, urbanisme à outrance, etc. Ce qui compte, c’est la croissance en tant que telle érigée en objectif central.

— Ce qui nous conduit aux effets de retour de la crise grecque sur le débat politique en Espagne, notamment après la capitulation du gouvernement de Syriza en juillet 2015 devant l’intransigeance de ses créanciers.

Armando Steinko — D’abord, il est important de comprendre que les politiques d’austérité en Espagne ne sont pas une transplantation des directives européennes. L’austérité est la réalisation programmatique de la droite espagnole et non pas un produit d’importation. En revanche, l’évocation de Bruxelles est l’un des opérateurs idéologiques permettant de légitimer les réformes socio-économiques que la droite a toujours voulu faire.
Concernant l’expérience grecque, la droite s’est efforcée de montrer qu’il n’y avait pas d’autre alternative en dehors des politiques imposées par Bruxelles. Le récit est imparable : au vu de la structure de sa dette souveraine majoritairement détenue par les Etats européens, si la Grèce ne paie pas ses créanciers, c’est les citoyens espagnols eux-mêmes qui perdront beaucoup d’argent. Ce n’est donc pas un différend entre les banques et le gouvernement grec mais entre un pays surendetté et les citoyens européens. Autant dire que les prétentions de la Grèce de régler politiquement sa dette ne sont pas dans l’intérêt de l’Espagne. La signature du troisième mémorandum par le Premier ministre grec, Alexis Tsipras, semble confirmer l’idée que la raison l’a emporté face à l’absence d’une alternative.

— Précisément, quel est l’impact de ce discours qui postule la déchéance de Syriza comme radicalité politique ?

Armando Steinko — La question de la Grèce n’est pas en ce moment un sujet de controverse important. Il l’était sans doute pendant l’été dernier, mais la plupart des électeurs n’ont pas une mémoire très développée pour faire un retour d’expérience sur la crise grecque et l’inclure comme critère de leur comportement électoral. Il n’empêche que l’échec de Syriza de réaliser son programme initial fragilise les arguments de Podemos.

— Qu’en est-il de l’autre acteur de la gauche antilibérale, Izquierda Unida ?

Armando Steinko — On peut longuement discuter sur ce sujet. Disons qu’Izquierda Unida avait dans son agenda depuis plusieurs années la question de sa propre refondation. Il y avait beaucoup de jeunes communistes capables de prendre la relève, mais la transformation de l’organisation ne s’est pas produite. Quand le mouvement du 11 mai est apparu, Izquierda Unida avait une position critique à son égard malgré l’implication de nombreux de ses jeunes militants, en y voyant plutôt une protestation des classes moyennes. Ensuite, elle s’est ralliée à la contestation des Indignés, mais elle n’a pas su interpréter l’importance politique de ce mouvement.
Avec l’apparition de Podemos, une partie des électeurs de la gauche communiste ont rompu les liens d’affiliation avec leur formation, exprimant une méfiance aux logiques d’appareil qui se substituent à l’action collective des citoyens. Autant dire que la crise d’Izquierda Unida vient de loin et traduit son incapacité de faire aboutir le processus de sa refondation. C’est l’exemple classique de la perte du train de l’histoire. Les retards pris dans l’analyse politique d’une période historique et le manque d’initiative stratégique se paient toujours cash.

— L’arrivée le 26 novembre dernier d’un nouveau gouvernement socialiste au Portugal, bénéficiant du soutien du Bloc de gauche, du Parti communiste et des Verts, peut-elle jouer un rôle dans la vie politique espagnole ?

Armando Steinko — J’ai toujours défendu l’idée que la seule issue réaliste pour contrer les politiques d’austérité de Bruxelles est de créer une alliance entre les pays du Sud de l’Europe, en incluant notamment la Grèce, le Portugal et l’Espagne. Les deux premiers pays ayant déjà un gouvernement de gauche, la condition pour que l’Espagne bascule politiquement est que le PSOE devienne le premier parti du pays. Dans l’hypothèse d’une telle victoire, il y aurait la possibilité de former une coalition avec Podemos et Izquierda Unida. Mais cette perspective semble difficile maintenant parce le Parti Populaire a de bonnes chances de remporter les élections du 20 décembre prochain. Si les sondages ne se trompent pas complètement, le scénario le plus probable est un gouvernement de coalition entre le Parti Populaire et Ciudadanos.

— Au-delà de la conjoncture actuelle, quels sont les éléments décisifs pour l’affirmation d’une politique de gauche en Espagne ?

Armando Steinko — Le premier élément d’espoir est que les grandes villes seront probablement gagnées par la gauche dans des listes plus ou moins plurielles. Si l’on considère que ces villes sont la partie la plus dynamique de la société espagnole, on peut supposer qu’elles peuvent servir de base pour enclencher une stratégie politique à vocation hégémonique. Le maillon faible de cette reconquête est l’arrière pays, les petites villes et les villages qui sont surreprésentés dans le système électoral espagnol et penchent davantage vers les formations traditionnelles. Sur ce point, l’essentiel du travail reste à faire pour les forces progressistes.
Le deuxième élément déterminant est une solution soutenable du problème national. La réussite de la gauche en dépend largement. Il ne suffit pas de proclamer le droit des peuples à l’autodétermination, encore faut-il créer une alternative fédérale avec des éléments identitaires communs pour qu’une partie des indépendantistes de la Catalogne ou du Pays Basque puissent s’y retrouver. Dans le cas contraire, on assistera à une polarisation identitaire tous azimuts qui rendra le message de la gauche méconnaissable et illisible.