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par Cédric Durand, chercheur au CEMI-EHESS

Les chroniques de recherches internationales, décembre 2005.

Au cours des années 1990, la Russie a connu une grande dépression économique, aussi profonde que celle des États-Unis au début des années 1930. Outre l’explosion des inégalités, les indicateurs tels que l’espérance de vie, l’éducation des jeunes ou la croissance démographique se sont très fortement dégradés. Les privatisations qui signent la fin de l’expérience soviétique sont la clef de voûte de la transition libérale qui a conduit à cette catastrophe. Elles représentent la plus grande réforme de la propriété jamais entreprise.

Revenir aujourd’hui sur cette grande épopée du néolibéralisme alors triomphant permet d’alimenter un peu plus la chronique déjà longue des mirages vendues à l’époque aux populations et des profondes désillusions qu’ils ont engendrés. Quelles sont les raisons qui expliquent la rapidité des privatisations en Russie et l’engouement initial de la population ? Comment cette réforme structurelle radicale a -t-elle été menée ? Quelle bilan peut on en tirer aujourd’hui ? Au delà de l’histoire de la transformation post-soviétique, tenter de répondre à ces questions peut nous aider à comprendre les mécanismes socio-politiques d’un néolibéralisme aujourd’hui fragilisé.

Créer une situation irréversible…

Dès 1987, sous l’impulsion de Mikhaïl Gorbatchev, une série de mesures de libéralisation de l’économie soviétique sont mises en oeuvre. Mais ce n’est qu’avec la chute de l’URSS en décembre 1991 et la mise en place d’une nouvelle équipe d’économistes libéraux autour du président Eltsine que les mesures décisives en matière de changement des rapports de propriété sont prises. Alors que la situation économique ne cesse de se dégrader et que les forces d’opposition au processus de privatisation sont perçues comme relativement puissantes, cette équipe considère qu’elle bénéficie d’une opportunité historique. Il faut agir vite afin, selon Egor Gaïdar, Premier Ministre à l’époque, de « créer une structure sociale qui rende tout retour au pouvoir des communistes sinon impossible du moins très difficile ». Pour cela, les nouveaux dirigeants peuvent s’appuyer sur une relative bienveillance de la population. Ainsi, les mobilisations des mineurs de 1989-1991 qui sont orientées contre l’appropriation monopolistique du pouvoir politique et économique par la Nomenklatura se rapprochent de l’opposition emmenée par Boris Eltsine. Plus largement, l’adhésion populaire au « marché » est associée à l’espérance d’une élévation du niveau de vie et d’une véritable justice sociale.

…soutenue par l’Occident

Au niveau international, l’esprit de la guerre froide est encore très présent et le devenir de l’ex-URSS est l’objet de toutes les attentions. Les pays occidentaux, États-Unis en tête, s’engagent ainsi dans un soutien sans faille aux dirigeants qui embrassent l’agenda néolibéral. En dépit du coup d’État perpétré par Boris Eltsine contre le parlement à l’automne 1993 et d’une conception de la démocratie pour le moins restrictive ce soutien ne sera jamais remis en cause. Dès 1992 des centaines de millions de dollars ont été débloqués en faveur du Russian Privatization Center sous forme de dons mais aussi de prêts de la Banque Mondiale, de la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement et de divers gouvernements. Fondée en 1992 par Anatoli Tchoubaïs, le Comité d’État en charge des privatisations a permis aux occidentaux d’altérer l’équilibre politique en faveur des fractions favorables à la propriété privée et au libre marché. Richard Morningstar, un officiel du Département d’État l’explique sans détours : « Si nous n’avions pas été là pour financer Tchoubaïs, aurions nous gagné la bataille des privatisations ? Probablement non  ». Anatoli Tchoubaïs et ses alliés politiques ont ainsi bénéficié des largesses financières de leurs soutiens occidentaux avant de tirer profit de leur position au cours du processus de privatisation. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. Divers « Harvard Boys » appointés par le gouvernement américain et parfois détenteurs de la double nationalité pratiquèrent un lucratif mélange des genres, tantôt consultants, tantôt représentant des gouvernements, tantôt hommes d’affaires jouant pour leur propre compte.

Des joyaux de l’industrie bradés

Soutenu par les occidentaux, l’équipe de Tchoubaïs opte en 1992 pour la méthode dite de privatisation de masse. Des coupons sont distribués à la population qui peut les utiliser pour acheter les actions des entreprises privatisées ou les revendre. Parallèlement, des procédures privilégiées pour les travailleurs et les dirigeants d’entreprises sont prévues. Le résultat est impressionnant : à la mi-1994, un peu plus de 60 % du PIB provient du secteur privé. En revanche, les réformateurs ne bénéficient pratiquement plus d’aucun soutien dans la population. Et pour cause ! La plupart n’ont retiré aucun bénéfice des privatisations. Leurs actions ont été bloquées par les managers des firmes, rachetées pour une bouchée de pain alors que les salaires n’étaient plus versés ou bien ne valent plus rien car les entreprises ont été vidées de leurs actifs.

En juillet 1994, Boris Eltsine et Anatoli Tchoubaïs engagent une nouvelle phase de privatisation avec la mise aux enchères de participations dans des entreprises de l’énergie, des métaux ou des télécommunications. L’objectif de cette seconde étape est notamment de combler le déficit du budget fédéral. A la veille des élections, le gouvernement a en effet cruellement besoin de ressources financières pour combler les arriérés de salaires des fonctionnaires et des militaires ainsi que les pensions des retraités. Mais les recettes ne sont pas à la hauteur des espérances du gouvernement en raison de l’ampleur de la fuite des capitaux et de la spéculation. C’est dans ce contexte que l’opération « prêts contre actions » est décidée. Les banques vont accorder à l’État des prêts gagés sur des participations élevées ou majoritaires dans des joyaux de l’industrie soviétique qu’elles vont s’approprier. Le manque à gagner pour le budget public est considérable. Plusieurs milliards de dollars pour la seule opération concernant Norilsk, le principal producteur mondial de nickel. L’évidence de la collusion et du favoritisme fut tel que les critiques véhémentes s’élevèrent même depuis la Banque Mondiale. En vain. Faisant d’une pierre deux coups, cette opération a été menée à son terme et a permis de financer la réélection de Boris Eltsine qui semblait pourtant très compromise.

Depuis 1996, les gouvernements successifs ont poursuivi un mouvement progressif de vente des actifs publics. Moins flagrantes, les anomalies comme la sous-estimations de la valeur des entreprises privatisées sont cependant nombreuses.

Concentration des richesses et du pouvoir

Au terme de près de quinze ans de privatisations, le premier constat qui s’impose est l’ancrage de la société russe dans le capitalisme. Ce résultat est un succès politique pour les réformateurs libéraux ainsi que pour les institutions internationales et les pays occidentaux engagés à leurs côtés. Pour la population en revanche la désillusion est grande. La concentration de la richesse et du pouvoir économique prend l’exact contre-pied du slogan répété à maintes reprises par Boris Eltsine : « Il nous faut des millions de propriétaires, pas un petit groupe de millionnaires ».

Paralysée par l’ampleur de la crise et l’opacité des nouvelles règles du jeux, les salariés ont été incapables de s’opposer par leurs mobilisations à cette spoliation massive. L’État en revanche a été instrumentalisé au profit d’un petit groupe de personnes. Rendu public en novembre 2004, un rapport rédigé par la Cour des Comptes de la Fédération de Russie sous l’égide de l’ancien Premier Ministre M. Stepashin dénonce les dysfonctionnements majeurs des politiques publiques. Le bilan est sans appel. «  Le principe du respect de l’égalité des citoyens lors de la privatisation de masse et la prise en compte des intérêts et des droits de toutes les couches sociales n’ont pas été respectés ».

Plus fondamentalement, cette grande privatisation russe repose sur la confiscation d’un débat nécessaire. Face à l’exigence de démocratisation d’un contrôle de l’économie accaparée par la bureaucratie soviétique, la seule option proposée a été la privatisation. Alors que la théorie économique ne permet pas de trancher le débat sur l’efficacité relative des différentes formes de propriétés, d’autres possibles articulant par exemple propriété publique, autogestion et propriété privée du petit commerce n’ont jamais été discutées.

Si le processus de privatisation n’a pas provoqué de confrontation sociale généralisée, il s’agit néanmoins d’un contentieux qui va marquer durablement la société russe. Les sondages montrent que dans leur grande majorité les Russes considèrent que les privatisations ont eu un impact négatif pour le pays et que les personnes coupables d’actions illégales dans ce cadre doivent être traduites en justice. Bien qu’une remise en cause des privatisations soit formellement exclue de manière répétée par Vladimir Poutine, la question reste très présente dans le débat public.