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Feu sur Védrine ? Le sens d’une campagne

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Le ministre des affaires étrangères, Hubert Védrine, vient d’essuyer un tir croisé de critiques et de reproches en provenance d’une nébuleuse à dominante associative et médiatique, prise d’un soudain acharnement à contester sa politique et son action ?

En apparence, son crime fut d’avoir émis quelques doutes sur la représentativité et la légitimité des ONG. En réalité, c’est l’expression publique de francs désaccords avec les idées qu’elles véhiculent qui constitua le signal de la mobilisation de cette mouvance.

Accueilli tour à tour dans l’hebdomadaire Marianne, et dans Le Monde diplomatique, le ministre reprendra la plume dans Le Monde pour réfuter ses contradicteurs. L’ensemble de ces interventions visait à prolonger les idées exprimées dans un ouvrage récent.

La thèse

Qu’exprime-t-il de si dérangeant ? En réalité, des faits d’évidence pour l’essentiel, accompagnés d’analyses souvent pleine de bon sens et d’une esquisse de réflexion sur la notion de politique étrangère.

Ces considérations tournent autour de quelques grands axes :

  • Le droit d’ingérence, les droits de l’homme et la façon de promouvoir la démocratie dans le monde ;
  • La légitimité du monde des ONG et plus généralement de la société civile internationale qui développe son activité autour des thèmes précités ;
  • Le rôle des États sur la scène internationale.

Notre ministre rappelle que la démocratisation n’est pas une conversion spontanée, quand bien même elle serait aidée, mais le fruit d’un processus long de progrès global, et qu’elle ne peut se mettre en place qu’une fois sorti de la guerre et de l’économie de survie. Il exprime des doutes sur la légitimité et l’efficacité des politiques de sanctions et de conditionnalité et émet de vives réserves sur l’idéologie du droit d’ingérence qui lui rappelle trop le « devoir de civilisation » des colonisateurs et risque que notre rapports aux autres ne soit dominé par l’esprit de croisade au lieu d’être coopératif et fondé sur le partenariat mutuel. Tout en prenant ses distances avec le « relativisme culturel » il conteste que toute interrogation sur la vocation des valeurs occidentales à se présenter comme des valeurs universelles doive être considérée comme sacrilège. Il craint que ce droit d’ingérence ne serve à habiller abusivement des interventions décidées par l’OTAN ou l’Europe de la défense en formation. A ses yeux, la façon dont les pays occidentaux sont finalement intervenus par la force au Kosovo doit rester un cas isolé et non constituer un précédent.

S’agissant de la place occupée par la société civile dans les relations internationales, Hubert Védrine se refuse à en encenser le rôle dès lors qu’on y rencontre de tout et que le pire côtoie le meilleur. Il s’interroge sur la légitimité auto proclamée de cette société civile internationale encline à se présenter comme porte-étendard d’un droit d’ingérence alors même que sa représentativité n’est sanctionnée par aucune élection, et que les sociétés civiles les plus influentes sont celles des pays les plus influents économiquement et médiatiquement. Cette mouvance ne peut que conforter, sans transparence, les rapports de force mondiaux qu’elle accompagne et ne peut prétendre symboliser les progrès de la démocratie.

Notre ministre s’insurge contre l’idée que les États seraient intrinsèquement pervers et que tout ce qui les feraient reculer -marchés et société civile- constituerait un progrès. Il rappelle que dans le Tiers Monde la plupart des pays souffrent d’un manque d’État, et qu’à l’échelle du monde ce sont les États qui peuvent négocier, s’engager internationalement, fixer des règles et les faire respecter. Quand bien même le concept de souveraineté pourrait parfois servir de protection pour les régimes despotiques, ce sont aux États que l’on demande de mieux maîtriser la mondialisation et les problèmes globaux. Altérer les bases de leur souveraineté, c’est laisser le jeu libre aux forces mondialisées du marché, que celles-ci prennent la forme de sociétés transnationales, du crime organisé, de lobbies ou de sectes. Il rappelle en outre que le rôle de la politique étrangère de la France est de promouvoir des valeurs humanistes sur la scène mondiale, mais aussi de défendre sa liberté, son autonomie de décision et ses intérêts nationaux dès lors que cette politique s’y enracine et en constitue le prolongement.

La contre-attaque

L’affirmation de ces thèses parut insupportable à certaines franges de la mouvance médiatico-associative. C’est du Monde que l’attaque la plus frontale partit, l’accusant de développer une affinité patente avec l’écrivain Régis Debray tout en jugeant prudent de taire cette accointance. Il lui fut reproché pêle-mêle, de critiquer aussi fort les ONG que les États-Unis, de ne pas adhérer à « l’idéologie française du droit d’ingérence », de ne pas oser dire publiquement qu’il avait été hostile à l’intervention de l’OTAN au Kosovo, de ne pas partager les émois des téléspectateurs, pour finalement lui demander d’où, exactement, il parlait. Un mois plus tard, Le Monde enfoncera le clou en publiant un long dossier documenté sur le rôle des ONG dans les relations internationales cherchant à prendre le contre-pied des thèses avancées par le ministre. Ce même journal publiera quelques jours avant la visite en Algérie du chef de la diplomatie française, succédant en delà à deux ministres français, une tribune au curieux titre « M. Védrine et le bain de sang en Algérie » d’un groupe d’intellectuels apparemment plus soucieux d’isoler l’Algérie que l’intégrisme.

Il semble que dans ces milieux on ne supporte plus de voir la politique extérieure française refuser la posture d’une puissance moyenne sans ambition ou de la voir rompre avec l’alignement systématique sur la superpuissance américaine. On ne s’accommode pas d’un refus d’une mansuétude quelconque à l’égard d’Israël, ou de la condamnation des bombardements américains et britanniques sur l’Irak, jugés illégaux. Pas plus que l’on semble accepter de prendre des distances avec la terminologie, interventionniste en soi, « d’États-voyous », prélude à toute sorte de punition. Mais peut-être et surtout on ne semble pas supporter que l’acceptation d’une évolution contrôlée et progressive de l’exercice de la souveraineté s’accompagne parallèlement d’un refus d’un abandon en rase campagne de la souveraineté nationale.

Des inquiétudes partagées

On devrait pourtant prêter attention à l’archevêque de São Paulo lorsqu’il s’inquiète : « Qui vont-ils attaquer maintenant, et sous quel prétexte ». De même, on devrait écouter avec plus d’attention les organisations humanitaires qui refusaient dès 1999 leur instrumentalisation dans la plupart des conflits où elles étaient présentes et qui ne veulent plus servir de porte-drapeau d’un « droit d’ingérence » [9] qui mêle dans le même sac deux démarches, l’action humanitaire indépendante, d’une part, et l’intervention politique et militaire des grandes puissances ou de coalitions internationales toujours dirigée vers de petites puissances, d’autre part. Elles refusent d’être impliquées dans ce passage, qu’elles redoutent, de l’ingérence humanitaire à la guerre humanitaire.

Il est certain que le malaise est grand dans le monde des ONG qui s’interroge sur leurs fonctions et notamment leurs rapports aux gouvernements. Largement subventionnées, dans le Sud elles se substituent aux États dans des tâches qu’ils ont abandonnées, et dans le Nord elles sont souvent des rouages dans les dispositifs de coopération. La société civile qu’elles incarnent est sujette à caution et tend à produire un « appareil de cooptation des contre-élites dans le système dominant » permettant « aux acteurs d’un monde hétérogène de globaliser de concert ».

Le danger est évident. A trop vouloir court-circuiter les États on risque de sous-estimer leur rôle de protection et de défense des populations face une mondialisation qui serait laissée au libre jeu des acteurs, les gros de préférence, du marché. En minant leur souveraineté, et la légitimité des institutions dont ils procèdent, on tue la politique. Est-ce le sens de cette campagne qui s’en prend au rôle des États dans les relations internationales ? Après le rouge-brun, va-t-on diaboliser le rose-brun ?