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Dépenses militaires et élaborations stratégiques : un moment charnière (1)

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L’année 1987 fut celle du record mondial des dépenses militaires engendrées par plusieurs décennies de course aux armements entre ce qu’il était convenu d’appeler alors les « deux Grands ». Nul ne put d’ailleurs prouver qu’il s’agît là d’une véritable « course », au sens où les dépenses de l’un découleraient de celles de l’autre comme dans un effet interminable de miroir. Bien au contraire, les multiples études économétriques montrèrent que les dépenses militaires étaient surtout corrélables avec les autres agrégats économiques du même pays, sans avoir besoin de recourir à l’explication de l’extérieur.

Dépenses militaires : la fin d’une longue parenthèse de déclin ?

Probablement négociée quelques années auparavant lors de la rencontre de Reykjavik, l’amorce de la réduction des dépenses militaires prit corps dès 1988, avant la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique. Les deux Grands avaient pris conscience non seulement de l’inanité et de la dangerosité de la course aux armements mais également de son coût de plus en plus insupportable, à commencer pour ses chefs de file.

Alors tout bascula très vite et fut accéléré par la fin de la guerre froide. Le désarmement se mit en place sous des aspects multiformes : contractions des budgets militaires, fermetures de bases, retour de troupes stationnées à l’étranger, réduction du format des armées, baisse de la production et des exportations d’armes, arrêt ou report de programmes importants, moratoires des essais nucléaires, destructions de systèmes d’armes ainsi que d’importants stocks nucléaires. Le processus s’est déroulé pour l’essentiel dans le cadre d’accords internationaux négociés s’appuyant sur des mesures de confiance réciproques, des visites d’inspection et d’une façon générale sur une transparence accrue ainsi qu’en témoignent les accords « à ciel ouvert ».

Ainsi, de 1987 à 1998 on assiste à une tourmente dans le secteur des industries d’armements privé de ses commandes publiques et de ses marchés extérieurs. Sur la période, les transferts mondiaux d’armements chutent de moitié, passant de 46 milliards de $ à environ 22 milliards de $. Le poids des dépenses de défense exprimées en pourcentage du produit intérieur brut de la plupart des grands pays tombe de 7-10% à 2-3%. Les dépenses mondiales, exprimées en valeurs constantes, se réduisent d’un tiers sur la période. Le budget militaire américain qui avait littéralement explosé en doublant de 150 à 300 milliards de $ courants entre 1980 et 1989, n’a toujours pas refranchi ce seuil de 300 milliards de $ courants onze années plus tard. Pour ce pays, grand dépensier, les dépenses militaires passent de 6,5% à 2,8% du PIB entre 1988 et 2000.

Où sont passés les « dividendes de la paix » ?

Il n’est donc pas surprenant que cette décennie 90 fut celle des « dividendes de la paix » au point d’en faire la couverture du rapport du PNUD sur le Développement humain en 1994. Dans ce rapport le PNUD estimait les dividendes de la paix réalisés entre 1987 et 1994 à 935 milliards de $ et prévoyait leur montant à 460 milliards de $ pour la période 1995-2000. On a même pu parler de l’équivalent d’un plan Marshall. Ce sont les pays les plus surarmés et les plus riches qui désarmèrent le plus (États-Unis, Europe, Russie) tandis que l’Inde, la Chine, le Japon et le Moyen-Orient continuèrent d’augmenter leurs dépenses militaires à contre-courant de la tendance dominante, alors que toutes les études confirment l’impasse de l’industrialisation par l’armement, notamment pour les pays les plus pauvres. On retiendra par ailleurs de cette période qui fut celle des guerres du Golfe et du Kosovo, que le désarmement n’est pas la paix. L’utilisation des stocks d’armes accumulés peut s’opérer sans augmentation significative des budgets de défense.

Il serait tentant, balayant d’un regard rétrospectif la décennie écoulée, de considérer ces dividendes de la paix comme un mirage, dès lors qu’il est concrètement difficile de savoir comment ils se sont incarnés ou dissipés. Il est évident que leur traçabilité est impossible à établir. Il eut fallu créer un Fonds mondial alimenté par ces mesures de désarmement et en affecter les ressources à des objectifs ciblés. Un tel choix était impossible dès lors que les décisions furent prises nationalement et en ordre dispersé. Pourtant on aurait tort de parler de mirage. Tous les budgets civils ont bénéficié des réductions des dépenses militaires. La croissance économique américaine miraculeuse pendant sept années consécutives doit peut être plus à cette opportunité qu’à la virtualité de la « nouvelle économie ». Quand le fardeau militaire américain passe de 6,5% à 2,8% du PIB, c’est une manne disponible de plus de 3 points de PIB qui apparaît et confère à son utilisateur une marge de liberté non négligeable. Ce sont des déficits budgétaires réduits et des taux d’intérêt plus bas. Mais surtout ce sont 2-3 milliards de nouveaux consommateurs offerts aux multinationales dès lors que des continents entiers s’ouvrent, par le jeu de l’intégration internationale, au commerce mondial.

Les industries d’armement dans la tourmente

Pendant cette décennie le secteur des industries d’armement a connu un véritable chambardement et a dû s’adapter à la nouvelle donne. Secteurs jusque là préservés, les industries de défense sont frappées de plein fouet par la crise. Leur mode de fonctionnement particulier n’est plus compatible avec la nouvelle situation. Le modèle d’une industrie militaire fonctionnant de façon prédatrice et parasitaire de l’ensemble de l’économie a vécu. Ils deviennent des secteurs étroitement surveillés et incités à se mettre aux normes de la concurrence internationale. Il en va de leur salut comme de l’autonomie de la base industrielle de défense et donc stratégique des États qui organisent leurs activités.

La dimension nouvelle qui est apparue ainsi c’est tout à la fois l’abandon du statut d’exception du mode de fonctionnement des industries d’armement et par tant de leur type d’articulation à l’économie civile. On s’achemine, lentement, vers une « banalisation surveillée » de ces industries qui sont ainsi sommées de s’adapter à la nouvelle situation. On invoque partout la « maîtrise des coûts » et on en appelle à une gestion capable de faire face à la concurrence ainsi qu’à un partage des investissements en amont dans le domaine de la recherche et du développement. On retrouve là les ingrédients d’une recherche de compétitivité (réduction des coûts, coopérations) mis en oeuvre dans la plupart des grands secteurs d’activités, notamment en matière d’industries de pointe. Certes l’État veille toujours, mais non point pour permettre, au nom d’intérêts toujours supérieurs, les pires abus et dérapages, mais bien plutôt pour rationaliser et réorganiser des secteurs en pleine tourmente et confrontés à la concurrence des alliés d’hier. La fin de la Guerre froide a fragilisé la marge de manoeuvre des lobbies militaro-industriels qui pour survivre doivent dorénavant composer avec les soucis de la puissance publique.

Depuis deux années les dépenses militaires mondiales ont touché un plancher et l’on assiste à une légère reprise d’un secteur d’activité qui a connu une mutation totale. Partout des privatisations, des fusions et des prises de participations se sont mises en place dessinant les contours, non pas d’une nouvelle course aux armements visant à terrasser l’adversaire, mais d’une compétition économique sans précédent s’organisant autour de quelques grands pôles dans les secteurs de l’aéronautique, de l’espace et de l’électronique. États et firmes s’épaulent. Aux uns la puissance, voire l’hégémonie, aux autres les marchés et le monopole. Cette nouvelle configuration est lourde de conflits transatlantiques voire de discorde entre pays européens. Leur déclin étant enrayé, les dépenses militaires sont à nouveau à un moment charnière. Si le projet américain de mise en place d’un système antimissiles s’avérait technologiquement possible et les réticences mondiales à ce projet trop ténues, alors il serait à craindre qu’une nouvelle course aux armements ne se mette en place et que la décennie écoulée n’apparaisse que comme une longue parenthèse désormais refermée.