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Par Michel Rogalski, directeur de la revue Recherches internationales

Les chroniques de recherches internationales, mars 2019

On se souvient qu’en 1972 les prévisions du premier Rapport du Club de Rome annonçaient, dans un futur proche de quelques décennies, l’épuisement des matières premières essentielles nécessaires à la bonne marche de l’économie. C’était la première grosse alerte provenant de milieux scientifiques sur le caractère insoutenable de la croissance devant aboutir à un rapide effondrement du système économique. Las, ces prévisions se sont avérées douteuses, ce que dut reconnaître le Club de Rome en publiant quelques années plus tard un second Rapport insistant sur toute autre chose : la capacité de charge des écosystèmes, donc sur les excès de la pollution et leur menace pour la survie de l’espèce humaine. Le réchauffement climatique qui n’était pas pointé à l’époque est ainsi devenu depuis lors l’une des principales hantises.

Les alertes se multiplièrent et l’on vit surgir la menace d’un « pic pétrolier », c’est-à-dire le moment où l’offre annuelle de pétrole ne pourrait plus satisfaire les besoins. Aubaine pour les lobbies nucléaires qui se firent les relais actifs de cette théorie. Là encore les prévisions ne se réalisèrent pas. La demande continua à progresser et rencontra une offre suffisante à la satisfaire. Quelques fluctuations des prix du baril surgirent, propres à la particularité de ce marché, mais sans que l’on ne puisse jamais parler d’épuisement de cette ressource.

Ces cafouillages proviennent d’une incompréhension répandue. C’est l’idée que la planète contiendrait une quantité finie de ressources et que l’homme finirait par l’épuiser. Si l’on parle, à juste titre, de finitude de la planète, ce n’est pas parce que ses ressources seraient bornées, mais au contraire parce que leur usage intensif constituerait une source de pollution et de dégradation des écosystèmes qui rendrait toute vie impropre à l’espèce humaine. La menace de réchauffement climatique ne s’est jamais expliquée par la raréfaction de ressources mais au contraire par une utilisation démesurée de celles-ci, en particulier de celles d’origine fossile et susceptible d’émettre des gaz à effet de serre. C’est pourquoi l’essentiel des travaux pour y faire face s’oriente sur des recherches d’économie d’énergie et en particulier sur celles d’origine carbonée ou sur la capture et la séquestration du carbone lors de leur usage.

Les ressources se créent

Non, les ressources ne sont pas finies parce qu’elles sont une création continue de l’homme. Elles dépendent principalement de trois facteurs : du niveau technologie, c’est-à-dire de la capacité à y accéder, de son prix relatif qui permet d’en faire une ressource économiquement rentable, et enfin du degré de développement scientifique qui permet de sélectionner ce qui pourrait devenir une ressources utilisable. Le stock de ressources, loin d’être une donnée constituée une fois pour toute, est en perpétuelle réévaluation et surtout en augmentation régulière car l’empilement joue souvent plus que la substitution. Ainsi en matière d’énergie le bois de feu reste encore une ressource utilisée par des milliards d’hommes sur la planète et coexiste avec le charbon, le pétrole, le gaz, le nucléaire, l’hydraulique, l’éolien et le solaire.

Le progrès technique permet l’accès à toujours plus de ressources. Les puits de pétrole seront exploités jusqu’à la dernière goutte. Le précieux liquide sera extrait des gisements de pétroles lourds auparavant délaissés ou sera recherché à plusieurs milliers de mètres sous la surface des mers, choses inimaginables il y a encore quelques décennies. En plus cet accès a permis de découvrir les roches reposant sur le lit océanique, ces fameux nodules polymétalliques. En Afrique, les réserves d’énergie hydraulique ne sont exploitées qu’à 8 %. Les capacités géothermiques le sont à 1 %. Ces gisements de ressources ne peuvent être qu’en forte croissance.

Le prix relatif indique si l’exploitation de la ressource peut être rentable, comparé à celui des ressources substituables. Par exemple l’exploitation des gaz de schistes n’aurait d’intérêt économique que si le baril de pétrole dépassait 50 $. En dessous de ce prix, les sociétés qui se lancent dans ce type d’exploitation risqueraient la faillite et le gaz de schiste ne pourrait plus rester une ressource vendable parce que son coût serait trop élevé.

Mais le gisement de ressources potentiellement le plus élevé trouve sa source dans le progrès scientifique. Celui-ci, par ses découvertes, « invente » littéralement des ressources jusqu’alors insoupçonnées. Il a fallu que l’homme perce le secret de l’atome pour que l’uranium qui gisait sous nos pieds depuis des centaines de millions d’années devienne d’un seul coup une ressource recherchée car ouvrant la porte au nucléaire et à tous ses usages. Le pétrole, qui a longtemps servi à s’éclairer et à se chauffer, est devenu une ressource essentielle dès lors que la machine à vapeur a été inventée ou que sa combustion a révolutionné les transports par l’invention des moteurs dont l’usage dans les machines a révolutionné l’industrie en soulageant la peine de l’homme. Ces progrès ont permis également de prendre conscience de l’intérêt des terres rares. On désigne par là 17 métaux aux propriétés électromagnétiques très recherchées dans les technologies de pointe : voitures hybrides, énergies renouvelables, électronique et armement, essentielles aujourd’hui à la fabrication des composants utilisés dans les véhicules électriques, les lasers et les nanotechnologies, les téléphones mobiles, les ordinateurs, le verre industriel de haute qualité ou encore les dispositifs photovoltaïques. Ces terres rares sont très dispersées dans le monde. La Chine, qui en regorge au point de concentrer la moitié des stocks mondiaux, s’est vite imposée comme le principal producteur et les a largement commercialisées. Mais on en trouve en abondance en Bolivie, en Argentine, au Chili. Les ressources se créent parce que les acteurs économiques, financiers, industriels et scientifiques leur donnent ce statut. On comprend pourquoi la géographie des ressources et la géopolitique qui en découle sont en continuel mouvement.

Une dérive inquiétante : le social et la population

On l’aura compris, le véritable problème auquel l’humanité est confrontée n’est pas celui de l’épuisement des ressources mais celui de leur utilisation à l’origine de pollutions transformant la planète en immense poubelle. Dans de tels écosystèmes dégradés, l’homme ne peut plus survivre.

Ces questions nourrissent de multiples débats. Dans un récent appel environ 15.000 scientifiques proclament que la croissance continue de la population serait devenue le principal moteur de nombreuses menaces écologiques et même sociales. Cette question taboue n’avait plus été abordée depuis la conférence mondiale sur la population qui s’était tenue au Caire en 1994. L’impasse est ici faite sur la façon dont la population vit, produit, consomme, se déplace, c’est-à-dire sur les modes de vie qui seraient susceptibles de générer un développement durable dont les trois piliers reposent sur l’efficacité économique, le souci de l’environnement et l’équité sociale. Bref, il s’agirait d’isoler les êtres humains de leur façon de vivre. C’est contraire à ce qu’enseigne toute l’histoire du monder. Si la population était restée « chasseur-cueilleur » et n’avait pas bifurquée vers un mode de vie « éleveur-agriculteur », la planète n’aurait jamais été capable de voir sa population s’élever. Le concept d’économie verte – ou de capitalisme vert – qui avait connu un engouement lors de la conférence de Rio+20 visait à enlever le troisième pilier du développement durable. C’est bien une double régression qui se profile : stigmatiser l’excès de population et supprimer la dimension sociale du développement. Tout ceci rappelle les thèses malthusianistes qui sont au cœur des appels à la décroissance dont on ne nous a jamais dit où elle devait s’arrêter.

Ce triptyque – produire plus, répartir mieux, préserver l’avenir – ne pourra pas se décliner sans tensions ou lectures antagonistes. L’enjeu est de résoudre, autrement que par l’arrêt du développement, le conflit latent entre une croissance sauvage et un environnement viable. Ainsi la notion de développement durable s’est-elle trouvée attaquée de plusieurs côtés. Les tenants de la décroissance n’y voyant qu’une façon habile de redonner un aspect présentable à la croissance économique indéfinie, tandis que les populations du Sud craignent qu’en son nom, on puisse brider le développement de sociétés, notamment de celles qui sont le moins avancées économiquement. Mais un danger majeur guette toute avancée substantielle sur ces questions et notamment sur le climat. L’ampleur des efforts à faire pour changer de trajectoire est immense. Il ne s’agit rien moins que de rompre avec un régime d’accumulation et du paradigme techno-économique qui lui est rattaché pour s’engager vers des sociétés décarbonées. Des moyens considérables devront être mobilisés. Comment imaginer, alors que les objectifs du « Millenium » sont loin d’être atteints, que tous ceux qui sont victimes, ici et maintenant, des pires maux qui frappent la planète accepteront facilement que soient « détournés » ces moyens au bénéfice de générations futures, alors que la question qu’ils affrontent est celle de leur survie au quotidien. Vouloir les associer au sauvetage du climat sans satisfaire dès à présent leurs besoins pressants les plus essentiels ne saurait conduire qu’à l’impasse. Ces préoccupations n’ont pas qu’une dimension mondiale et ont été pointées en France par le mouvement des « Gilets jaunes » qui a fait apparaître le hiatus entre la « fin du mois » et la « fin du monde ».

Mars 2019